De la Pleine Conscience à la conscience pure – Jean-Marc Ortega

Pris dans des rythmes accélérés, souvent en hyperfonctionnement de soi, dès le matin en apnée dans le tunnel d’un jour sans fin, l’Homo sapiens sapiens s’agite trop et pense trop. Trop est le mot de trop. De nos jours, beaucoup de personnes souffrent de trop d’activités, trop d’agitation, trop de consommation… Le sens de la mesure semble avoir déserté les esprits. D’où l’idée, régulièrement émergente depuis les années 70, d’introduire du calme dans nos rythmes de vie. Et si nous laissions davantage respirer nos journées de travail ? Le maître zen Dôgen fustige l’agitation qui pousse à perdre son temps vingt-quatre heures par jour dans ce très beau poème : « L’esprit que tant de gens chérissent en ce monde n’est ému qu’un moment par le bruit du torrent dans la montagne au crépuscule en automne. » Prêtons-nous suffisamment attention à la nature et à la qualité de l’instant présent. Apprécions-nous suffisamment ces petits temps de rien qui laissent respirer nos vies et nous sauvent de la confusion des sens, voire des sentiments. Une première idée spontanée : et si nous prenions trois fois trois minutes par jour de silence et de calme, trois petites minutes, assis tranquillement à ne rien faire. Rien ?… Si, à être assis immobile et silencieux… A être. Juste être.

Phénomène psychosocial, aujourd’hui avéré, la société est passée d’un mode névrosé hypertendu à un mode dépressif, pour tendre aujourd’hui vers un fonctionnement de type « narcissique » caractérisé par le repli sur soi, la séparativité, le manque de solidarité dans les quartiers, dans les équipes de travail… Les bouleversements sociaux économiques violents des dernières années ont induit un stress fort qui se traduit souvent par des comportements de type « chacun pour soi ». Paradoxalement, à l’heure où des millions de personnes sont connectées virtuellement sur internet et font des échanges avec des milliers d’amis numériques, la plus grande solitude règne au fond des cœurs. Très souvent, on ne connaît pas grand-chose de son voisin de palier ou son collègue de bureau. S’y intéresse-t-on vraiment ? Qui est-il ? Et nous-mêmes ? Qui sommes-nous ? Gandhi pose d’emblée, par expérience directe, la nécessité de cohérence entre soi, les autres et le monde. Un travail de développement personnel, voire pour lui spirituel, est la première chose à faire avant d’aller « au seuil de sa maison, rencontrer l’autre ». Ne dit-il pas « Devenons le changement que nous cherchons dans le monde » ? Alors, commençons par nous relier à nous-mêmes. Pour faire cette heureuse reliaison, un bon moyen est à notre disposition depuis plusieurs millénaires : la méditation et son fruit, la conscience.

L’idée salutaire de prendre du recul, de donner du sens et de vivre autrement, surgit souvent spontanément quand on est au bout d’une longue et désespérante série de solutions inadaptées. La nature a cette bonne habitude de créer le poison tout en cachant quelque part son antidote. Il s’agit donc de se dégager des préoccupations trop « terre à terre », des réactions égocentriques, de sortir de « la roue du hamster » dans laquelle nous nous agitons entre 35 et 60 heures par semaine et de laisser émerger naturellement une autre mentalité, d’autres comportements, une autre vision du monde, une autre conscience de soi et de l’autre. Finalement conscients, au détour d’un ensemble d’expériences difficiles, et du coup angoissés puis avides d’une solution miraculeuse, on se tourne désormais résolument vers le yoga, le taïchi, le zen ou, plus récemment, vers la Pleine Conscience.

Nous partons avec un handicap : les fondements de nos cultures occidentales plongent leurs racines dans la rhétorique grecque, dans la dialectique, dans une science, parfois immature, grisée d’un sentiment de toute puissance souvent au service de technologies nuisibles, et aussi d’une intelligence intellectuelle et cartésienne qui ne souffre pas l’irrationnel et l’inexplicable. Le bouillon de culture qui nous a fait naître a fait de nous des êtres pensants… et du coup pensant différemment, finalement séparés les uns des autres, de la nature et du monde. C’est ce que nous pourrions croire.

Nous proposons ici un travail de lien. De nombreuses personnes pratiquent, utilisent, entendent parler de la méditation et de la Pleine Conscience. Il est peut-être intéressant et enrichissant de tenter de relier, ce qui est perçu comme une technique moderne, à ses origines, à la raison d’être de sa création et à son essence véritable afin peut-être de pratiquer autrement et d’en tirer pleinement bénéfice. Nous allons donc remonter le temps et lier La Pleine Conscience à ses origines bouddhistes, puis voir comment cette pratique simple peut apporter des améliorations dans notre vie quotidienne. Constatons aussi comment cette nouvelle-ancienne pratique participe au  renouveau d’une spiritualité moderne souvent coincée entre des religions dogmatiques, figées, et des courants sectaires qui exploitent la perte de sens et le besoin de bonheur de chacun.

La méditation est au cœur de la pratique du bouddhisme, du taoïsme, du yoga… ainsi que d’autres formes plus récentes de spiritualité. Cette pratique ouvre à la paix intérieure, puis à la vacuité de l’esprit. Elle permet des états de conscience modifiée, l’apaisement du mental ou bien tout simplement une relaxation profonde. Cet état de sérénité, de profond calme mental, est obtenu par la méditation en se familiarisant avec un objet d’observation qu’il soit extérieur (comme un objet réel ou un symbole visuel, sonore…) ou intérieur (un concept, l’esprit, un principe, du sens…). Mathieu Ricard précise qu’en Tibétain, méditer s’écrit Goum ce qui signifie « se familiariser avec ». Il s’agirait donc de rendre plus familier quelque chose qui est en nous et que nous n’avons pas vécu depuis longtemps, ou trop peu souvent pour vraiment le connaître et se sentir bien avec. Une sorte de réconciliation, voire de rééducation… Laissons donc le naturel revenir au galop ; ça changera de l’habituel !

Dans le courant philosophique bouddhiste, le pratiquant a pour intention de devenir un Bouddha, de se libérer de la souffrance, d’accéder à la conscience de sa véritable nature, à une connaissance de ce qu’il est et du sens  de la vie. Cette connaissance est acquise par la méditation. Sakyamuni le bouddha est à l’origine de ce courant méditatif dont la finalité est l’éveil, la libération. Plusieurs courants, inspirés par l’expérience du bouddha, ont coexistés et se sont transformés en s’adaptant à l’évolution des sociétés. De nombreux concepts aussi jalonnent l’histoire de ces cultures de la sérénité : Samsâra, Dhyâna, Samâdhi, satori, zen, nirvāna … ces mots sont des repères chargés de sens. Aujourd’hui nous utilisons d’autres mots pour décrire nos expériences méditatives. Néanmoins il peut être utile de relier dans le temps ces représentations sémantiques qui couvrent une même réalité. Peut-être ont-elles changé de nature, gagné en sens ou perdu en nuance. Allons voir.

Le nirvāna, par exemple, est un concept utilisé par Sigmund Freud pour désigner la tendance du psychisme à réduire à zéro le degré d’excitation. A ramener le plus bas possible, toute excitation, toute quantité d’énergie, qu’elle soit interne ou externe. Un retour au calme. Le nirvāna est, pour les bouddhistes, l’état d’extinction du désir humain qui produit une quiétude et un bonheur parfait. En pratiquant assidument, les méditants nuancent la carte du réel. Par exemple, dans le Hinayana, actuellement le courant Theravada, le nirvāna est l’essence des profondeurs de la vie ; il se distingue du Samsâra (la grande roue), les cycles des existences conditionnées par le karma qui est une manifestation de surface. Dans le nirvāna et le samsâra sont une seule chose, comme l’esprit et la matière, les deux faces opposées d’une même réalité. Puis, le tantrisme apporte d’autres nuances et enrichit à son tour certaines régions inconnues, nous les présente différemment et propose une voie directe d’accès à la Réalité Ultime. Le tantrisme prend sa source dans le Vajrayana « le véhicule de Diamant ». Vajrayana vient de diamant : indestructible et éclatant comme l’ultime réalité, et de foudre : destructrice de l’ignorance. C’est la voie fulgurante de l’éveil. Cet éveil nait de la méditation et de la pratique régulière et intense.

La pratique spirituelle est infinie, choisissons un autre exemple pour prendre la mesure de la profondeur de l’expérience. Dans l’œuvre intitulée « Continuelle ondée pour le bien des êtres », sont exposés la méditation et la récitation d’un mantra du noble Chenrézy. Ici, les bienfaits résultants de la méditation portent essentiellement sur la transformation de la conscience ; c’est une parole révélée qui doit cependant faire son chemin en nous. Elle ne sera audible qu’à la condition de développer des sens particuliers, une écoute en rapport avec la nature du message. On retrouve ici ce que Krishnamurti évoquait en disant : « Le messager devient le message ». Mais pour « devenir le message » nous avons soit à nous transformer, soit à accéder à la partie « message » inscrite quelque part en nous. Peut-être nous faut-il partir en voyage, en quête, et parcourir la longue distance qui nous éloigne de ce message. Il paraît que ce si précieux chemin n’est pas de dix milles lieus comme dans les contes mais de 40 cms ! C’est la distance qui sépare notre tête de notre cœur ! C’est en effet l’une des clés de l’éveil, exprimées par le yogi Patanjali : « le recueil du mental dans le cœur ». Encore un beau lien. Continuons de tisser.

La voie conduit à la source de béatitude, la racine de tout accomplissement. Au-delà d’un simple développement personnel ou spirituel, c’est un processus transformationnel qui est enclenché par la méditation. C’est un chemin de libération au cours duquel, ou au bout duquel, le pratiquant devient un bouddha. Le chemin peut être long, des étapes sont franchies, des pratiques particulières sont expérimentées comme par exemple celle-ci : « Prendre la résolution de réciter en confiance le mantra entre cent et dix mille fois par jour afin de s’engager fermement dans ce chemin de vertu. » Le mantra à méditer est « om mani padme houng » ; chaque syllabe bien sûr à du sens… Considéré à partir de nos modes de vie actuels, nous risquons de ne pas comprendre cette démarche et oublier que certains méditants se consacrent totalement à la voie. Ils y consacrent tout leur temps, leur vie. On le comprend de religieux, on le conçoit plus difficilement de pratiquants cherchant simplement le bien-être, ou à découvrir la vérité de soi et du monde sans avoir de foi déterminée à l’avance ; des chercheurs nourris par l’expérience et dont le seul guide est la pratique. Seule la pratique conduit à la vérité et « seule la vérité nous affranchira ». Entre religion et spiritualité, la frontière est, pour certaines personnes, très mince. Cela mérite une sincère réflexion car la manière d’atteindre la vérité transforme cette vérité…  

Les pratiques méditatives et contemplatives offrent au fil des siècles et au sein des cultures du monde des aspects infiniment variés et pourtant très cohérentes en elles-mêmes. Elles visent toutes une même étoile et cette « inaccessible étoile », une fois perçue, nous illumine. De tous temps, cette idée d’illumination a persisté chez l’être humain. L’illumination, le satori… L’Eveil.

Cependant la lumière, dans laquelle nous aimerions peut-être bien baigner du matin jusqu’au soir, est obscurcie. Rudolf Steiner donne un point de vue complémentaire et intéressant ici. Pour lui, la méditation répond à un besoin intérieur inhérent à la nature humaine. En effet, la conscience de soi de l’être humain actuel a été gagnée au prix de la perte de la perception de notre nature spirituelle et de la nature spirituelle du monde. Les questions existentielles de l’être humain proviennent de la perte de cette perception. Leur résolution n’est complète que lorsque l’âme humaine est à nouveau nourrie par le monde spirituel. Dans une œuvre étonnante, « Le sens de la vie », Rudolf Steiner explique que par la méditation l’être humain peut accéder à la connaissance ultime en élevant sa conscience jusqu’à un état de conscience pure qui est la faculté la plus élevée qu’il possède. C’est par la conscience que tout être humain peut à nouveau faire l’expérience du monde spirituel auquel il est relié.

La vie n’est pas un long fleuve tranquille… elle est aussi merveilleuse. Observons que les chemins de l’éveil et l’accès à cette belle qualité de conscience ne sont pas aisés lorsque le monde est en désordre et que nous avons perdu nos repères naturels. Nous ressemblons parfois à cette vieille femme… La nuit venue, elle cherchait à quatre pattes dans sa chambre une bague que lui avait offert sa fille. Un moine passe et frappe à la porte afin de demander un peu de nourriture. La vieille dame, étant un peu sourde, ne l’entend pas. Il entre, la trouve dans la chambre et se présente. Puis : « Que faites-vous par terre ? Comment puis-je vous aider ? » « Eh bien je cherche la bague de ma fille qui m’est très chère. » Le moine : « Vous souvenez-vous quand vous l’avez perdu ? » La vieille dame : «  Oh, c’était certainement lorsque j’ai taillé mes rosiers, ce matin dans le jardin ! » « Mais alors, pourquoi cherchez-vous ici ? » « Mais parce qu’à cette heure-ci on n’y voit guère dans le jardin. Ici, il y a de la lumière. »

Ne nous arrive-t-il pas de nous comporter parfois aussi comme cela ? Et plus précisément : oui, à chaque fois que nous sommes « déconnectés », non-conscients, pris dans des perceptions erronées et autres poisons mentaux ordinaires.

Le Bouddhisme décrit la nature de cet égarement, notre attirance vers la facilité, les fausses lumières, l’attachement, la nature de cet obscurcissement dans lequel nous sommes plongés sans même nous en apercevoir. La première étape, celle qui concerne la reconnaissance de l’existence de la souffrance puis de ses causes, est de voir comment l’obscurcissement de la conscience pure (le soi) produit le désir et l’attachement. Le Bouddha enseigne que l’origine de toutes les souffrances réside dans trois poisons : l’avidité (cupidité, convoitise…), l’intolérance (colère, haine…), l’obscurantisme (la méconnaissance, l’ignorance, l’illusion : Maya…). Le pendant positif à ces trois poisons mentaux est constitué de trois joyaux (triratna) qui constituent les trois refuges qui sont des points d’appui, des repères permettant de progresser vers le nirvāna (essence suprême) puis d’y accéder et atteindre l’éveil complet permettant de devenir bouddha. Ces trois joyaux, l’éveil (conscience pure), la droiture et la pureté, sont souvent présentés dans les enseignements par : apprendre (changer, accéder à une autre conscience extra-ordinaire), comprendre (la loi universelle, les principes, la nature des choses) et vivre, partager et s’unir (obéir au dharma, au devoir avec la conscience de l’interdépendance de tous les phénomènes vivants). La compréhension des Principes éclaire la pratique et cette compréhension des Principes est obtenue par la pratique.

La pratique zen est issue du mahayana. Le moine indien Bodhidharma introduit en Chine un courant contemplatif (dhyâna) du mahayana ; il formera l’école Chan devenue au Japon l’école zen. « Le zen va droit au cœur, vois ta véritable nature et deviens bouddha ». L’œuvre essentielle de Bodhidharma est « Contemplation du mur dans le mahayana ». Assis face au mur, méditer dans le silence. C’est la pratique du vide. C’est un peu lorsque nous contemplons un cercle – une remarque d’Albert Jacquard (Citée dans « Dieu ? ») : quelque chose se produit en nous, un tropisme instinctif et paradoxal, qui nous pousse à focaliser toute notre attention sur un point qui n’est pas représenté, qui est potentiellement présent sans être visible : le centre du cercle. Pareil au vide du moyeu de la roue grâce auquel la roue tourne, le centre, est immuable et vide. Il s’agit de vivre là l’expérience par la méditation, se placer en ce centre en soi, ce centre vide et immuable. C’est la pratique du vide, de la vacuité, Sunyata, l’Ainséité (Tathagata… « Être ainsi »). Cette expérience de méditation nous aide à prendre conscience de l’inexistence de tout caractère fixe et inchangeant des phénomènes vivants, d’éprouver le caractère immuable de l’existence et d’être en contact avec une vérité qui, bien qu’indicible, nous stabilise, nous rassure en nous libérant de la peur, puis de la souffrance. Et pour décrire humblement quelques moments d’illumination, de fugitifs satori, le sentiment éprouvé dans cette expérience fondamentale est, au-delà du sentiment océanique cher à Freud, au-delà de ce retour cocooning dans le ventre symbolique de notre mère, ce refuge sécurisant, c’est d’un retour à l’origine qu’il s’agit. Nous éprouvons un espace-temps, indéfinissable car hors des lieux et des circonstances, uniquement vrai ici et maintenant et qui ressemble à l’éternité et l’immensité réunies. L’éternité est un état de conscience. La conscience de l’éternité se développe par la méditation. Ce contact avec ce qui est en nous éternel et immuable est une expérience fondatrice de l’être. Encore une fois, le vide du moyeu est au centre de la roue de la vie, et c’est ce vide immobile qui permet le mouvement et la manifestation de la vie. Atteindre ce centre en nous est une ouverture de la conscience et donne un sens inattendu à la vie. Sans même être dans l’intention de viser ce point élevé de sagesse, le voyage vers le centre de notre être est en soi bénéfique. Dès que la méditation commence, le fait d’être en chemin procure d’immenses bienfaits. Etre en mouvement est déjà un pas vers la libération ; c’est une libération en soi.

La loi essentielle de la vie est le mouvement, le renouvellement, la création et le changement permanent. C’est l’ignorance (Avidya) et l’avidité d’être et de devenir (Tanha) qui créent l’illusion des phénomènes provoquée par la force de l’habitude ; l’illusion  du moi, l’illusion du temps… et « le penseur met de la distance avec ce qui est vivant dans l’instant présent » (Krishnamurti). Et si nous avions à devenir, ce serait : devenir ce que l’on est. L’illusion de l’ego est créée par le mental qui est incapable de saisir l’essence des choses et leur unité profonde. Le mental analyse, divise et produit, selon l’enseignement de Sri Aurobindo, l’erreur, l’ignorance et l’illusion. Pour appréhender la réalité telle qu’elle est, il est important d’arriver à prendre du recul, un sacré recul, et s’élever au dessus du monde des phénomènes. Le sage chinois ne dit-il pas : « Lorsque vous êtes trop près (du mur), vous ne pouvez pas comprendre ce que vous voyez. Faites un pas en arrière et le sens vous apparaîtra. » Prendre du recul ! Nous avons certainement un certain nombre de déliaisons et de défusion à réaliser avant d’être libre. A nous détacher. C’est aussi le sens de Taiji : le Grand Faîte Suprême. En s’élevant en ce point le plus élevé de la montagne, vous pouvez contempler en un tout (Tao) le versant sombre (Yin) et le versant éclairé (Yang), percevoir l’unité des opposés et des complémentaires, du jour et de la nuit, du yin et du yang. En ce point règne la vacuité, le non manifesté, le Wu-ei chez les Chinois : un vide rempli de toutes les potentialités du vivant. Le sage taoïste Tchouang Tseu aussi nous invite à nous placer à l’origine des phénomènes, à retrouver cet état naturel pour ne pas céder à l’illusion de la dualité.

Une question zen surgie : « Quel était ton visage avant ta naissance ». Le célèbre koan court-circuite le mental, le bouscule et une déconstruction s’opère. Avant ma naissance ? Comment je commence à exister… à l’origine que se passe-t-il ? Ce point d’origine est le zéro. Il y a le zéro et il y a l’infini. Albert Jacquard cite le mathématicien John Von Neumann sur ce sujet. Il nous dit : « Constituez deux tas, l’un fait avec des fourchettes, l’autre avec des tasses. Posez-vous alors la question : « Ces deux tas sont-ils différents ? » La réponse est « oui » si on sait distinguer une tasse d’une fourchette. Enlevez alors quelques éléments à chacun des tas. A la même question, la réponse est toujours « oui ». Cependant, il viendra un moment où, à force d’en enlever, il ne restera ni fourchette ni tasse ; cette fois la réponse à la question sera « non ». Impossible de distinguer un tas de tasses dont tous les éléments ont été enlevés d’un tas de fourchettes dont tous les éléments auront disparu ; ces deux ensembles sont vides. Ils ne peuvent être distingués ; tous les ensembles vides sont identiques. Eh bien, dit le mathématicien, j’appelle zéro l’ensemble vide et un l’ensemble des ensembles vides. Après quoi il est facile de construire le nombre deux comme un ensemble dont les éléments sont l’ensemble vide et l’ensemble des ensembles vides, puis par le même procédé de définir sans fin les nombres successifs. Albert Jacquard précise que le caractère apparemment paradoxal de cette construction vient de ce que le point de départ est le vide, l’absence de tout élément ; c’est cette absence qui implique l’unicité. De l’unicité au Tout il y a le Tao. Les chercheurs de vérité de tous les temps se retrouvent sur des principes universels nous permettant de comprendre l’univers et approcher le sens de la vie. Dans les écrits chinois anciens, le « Faîte suprême » est souvent représenté par un cercle qui exprime l’infini, l’absolu, le silence intérieur ou le vide à l’intérieur de tout mouvement. Le Tao est vide et plénitude. Il est la source. Puis le dessin des poissons noirs et blancs, en mouvement, représentent le yin et le yang, la dualité. Ces deux énergies sont partout présentes. Elles ne s’excluent pas mais sont en interaction permanente. Puis viennent les représentations des cinq éléments et de la création innombrable des êtres et des choses qui puise sa source dans le Tao indifférencié.

Contempler l’unicité de tout ce qui est vivant demande de voir le monde autrement. De toute façon, nous le voyons déjà « autrement ». Nous ne pouvons être en contact avec le réel, nous ne le sommes que par l’intermédiaire d’une expérience subjective de la réalité qui est le résultat d’une action du mental qui construit une représentation évidemment fausse du monde réel. Les abeilles, les tortues, voient le monde aussi différemment bien que nous partagions la même réalité. Ce monde réel n’est pas accessible par les sens ordinaires et par notre conscience ordinaire, c’est la raison pour laquelle nous méditons. Nous méditons pour nous libérer des perceptions erronées issues du mental et pour modifier notre niveau de conscience afin de pouvoir connaître le monde tel qu’il est sous les apparences, sa véritable nature et notre véritable nature. Remarquons, d’une façon ordinaire, que de nombreuses personnes ne recherchent pas vraiment à se voir telles qu’elles sont. Elles n’aiment pas trop cela et en ont peut-être un peu peur. Nous aimons-nous suffisamment pour nous accepter tels que nous sommes ? Et pour s’accepter tels que nous sommes il faudrait connaître ce que nous acceptons. Nous connaître. De là à explorer davantage la question « Connais-toi toi-même», il y a un pas. Un grand pas. Aussi nous raccrochons-nous souvent, et de manière tenace, à nos illusions, nos possessions, nos images erronées, nos savoirs, notre égo.

A la fin de sa vie, après avoir enseigné pendant 45 ans, le Bouddha a dit que tous ses enseignements pouvaient être rassemblés en une seule phrase : « il n’y a rien à quoi s’accrocher qui soit de l’ordre du « Je », du « Moi », du « Mien ». Cela signifie qu’à chaque fois que nous le faisons nous renforçons notre égocentrisme. C’est évidemment lui, cet égo, qui va donner naissance à cette envie d’avoir toujours plus pour soi.  Comment sortir de ce piège mental ? Sans doute encore là, et sur ce point précis, la méditation nous aide à lâcher-prise avec l’égo et à s’élever en un point de vue d’où un autre sens peut apparaître.

Dans la pratique méditative, le vide n’est pas absence mais plénitude car il nous immerge dans la conscience d’être relié. « Tout est par nature interdépendant et donc vide d’existence propre. » (Ringou Tulku Rinpotché). Etre soi n’existerait-il pas ? Après s’être débarrassé du Faire des activistes et de l’Avoir, de l’avidité de posséder, faussement rassurant, reste à Etre. N’y comptez pas si vite car : « Être ou ne pas être… » La question est posée ? Immanquablement, Jean-Paul Sartre s’est intéressé au « sujet ». A l’être en soi. Il soutient qu’il y a deux sortes d’ « être-en-soi », le nouménal, « moi », et le phénoménal, « celui que je parais ». Dans L’Être et le Néant, Sartre parle d’un garçon de café. « Considérons ce garçon de café, dit-il. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude… L’homme semble emprisonné dans ce qu’il est ?… Et la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition. (…) Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation. Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j’en suis séparé, comme l’objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m’isole de lui, je ne puis l’être, je ne puis que jouer à l’être, c’est-à-dire m’imaginer que je le suis. Et, par là même, je l’affecte de néant. J’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l’être que comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me vivant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes… Ce que je tente de réaliser c’est un être-en-soi du garçon de café. » L’homme en quête d’être serait-il aussi pris dans une représentation, une illusion sur sa nature véritable ? Il semblerait que la fusion vécue dans la méditation et la conscience d’être « semblable à la goutte d’eau au sein de l’océan » comme l’exprimait Sri Aurobindo, tranche cette question de l’être, en tout cas celle de l’illusion de l’égo.

La pratique est simple et naturelle. Il est souhaitable de méditer de façon à se sentir bien, stable, pleinement lucide et confortable. Tout ce que nous faisons au cours de cette méditation (et il n’y aura pas grand-chose à faire véritablement) soit agréable et facile à faire. Vérifions que nous avons une sincère intention de méditer et nous savons pourquoi nous souhaitons pratiquer. Maintenant, veillons à être disponible et prévoyons un temps libre non limité. Choisissons un endroit tranquille, ni trop frais, ni trop chaud, ni trop éclairé dans la journée, ni trop sombre le soir. Veillons à nous vêtir d’un vêtement ample et léger dans lequel notre corps se sent à l’aise, libre. Un coussin suffisamment épais nous permettra de nous asseoir les jambes croisées en lotus ou en faux lotus et rester ainsi pendant un temps assez long tout en restant confortable. Tout le corps est détendu, les épaules sont relâchées et un fil invisible tire légèrement le sommet du crâne vers le ciel permettant à la colonne vertébrale de se maintenir droite, sans effort. Les yeux sont mi-clos, le regard est posé naturellement un peu plus loin sur le sol. La respiration est douce ; elle se fait naturellement par le nez et le souffle est libre. L’endroit est silencieux et nous sommes immobiles et silencieux. Nous portons au début attention au corps, à la respiration et à l’esprit qui se manifeste en partie par la conscience. En se concentrant sans effort, avec constance, de manière à sentir la présence de l’esprit-conscience dans les mains, dans la respiration, dans le souffle, dans chaque partie du corps, la posture demeure correcte et de brefs moments de non-pensée (fushiryô) commencent à apparaître. Le maintien de la concentration est ferme et doux à la fois. Imaginons que nous soyons en train de contempler un papillon posé sur une fleur. A un moment inattendu, le papillon quitte la fleur, alors nous le laissons libre, puis le ramenons doucement sur la fleur. Un peu plus tard, il repart et nous le ramenons en douceur sur la fleur. Il est naturel que ce papillon ait envie de bouger, vienne et parte, que notre attention, vivante et toujours en mouvement, connaisse ces fluctuations, ces moments de distraction. Tout ce qui est vivant présente des cycles de repos et d’activité. Il est utile ici de ne pas forcer et d’accepter toute ces manifestations sans jugement, sans les contrarier ou en être contrarié. Une pensée qui surgit, une sensation douloureuse qui apparaît, une émotion qui remonte du fond de notre inconscient parce que nos défenses psychologiques ont baissé la garde, tout ceci est accepté un temps, écouté sans intention de rejet ou de changement. A ce moment, étrangement, la manifestation « parasite », ayant été écoutée, disparaît. Elle est intégrée et notre méditation continue à dérouler son flot fluide. Dans un premier temps, la respiration « passe imperceptiblement par le nez » (Fukanzazengi), puis il est souhaitable d’oublier de respirer. Toute forme de contrôle, de contrainte induit une réaction, donc une manifestation troublant le simple fait d’être là, assis en silence. Nous respirons à ce moment en hypoventilation, la respiration est très douce, très fine, « à glotte ouverte ». Notons au passage que nous entrons alors en cohérence cardiaque ce qui a pour effet d’induire un changement remarquable des ondes cérébrales (Alpha, Thêta, Delta) et nous plongent, en douceur, dans un état de conscience modifié, dans une profonde sérénité. Une fois atteint ce moment, veillons simplement « juste à être assis » (Taza), sans intention particulière, rien n’est forcé, rien n’est relâché. Si on prend conscience d’un affaissement de l’attention, d’un moment d’assoupissement, il convient juste de redresser doucement la colonne vertébrale et la maintenir droite (non raide)… puis cesser d’y penser (le fait de redresser la colonne vertébrale rétablit naturellement un équilibre entre les systèmes sympathique et parasympathique). Si la respiration devient plus profonde et plus lente à un moment cela est naturel, ce n’est pas recherché. Veillons à n’exercer aucun contrôle, ni sur le corps, ni sur la respiration, ni sur l’esprit, car la méditation est naturelle. Puis, cessons de veiller à tout ceci. En s’abandonnant en confiance à la méditation, nous devenons libres d’entrer dans la vacuité et nous fondre avec « quelque chose » qui nous dépasse. Nous vivons des moments de présence totale à soi, au monde et d’absence totale, de fusion, nous ne savons pas alors ce que nous éprouvons, cela est indicible et non-pensé, non-conscient. C’est une expérience fondamentale, essentielle. Peut-être cela ressemble-t-il à ce qui se passe lorsque la goutte d’eau (Sri Aurobindo) redevient ce qu’elle est : l’océan tout entier.

Pour le moins, « être juste assis » un moment est une bonne manière de se détendre et de se relaxer. La méditation nous aide aussi à prendre du recul, à voir les choses autrement car au moment paradoxal où nous paraissons plongés dans la solitude la plus profonde, seuls, assis, les yeux clos, immobiles et silencieux, à ce moment-là, au cœur du vide, se produit un phénomène inhabituel (traduisons : naturel)… Dans le silence et l’obscurité, les « yeux de l’esprit » s’ouvrent. Nous risquons d’être étonnés car, à un moment, nous percevons comme une petite lumière, ténue, au cœur des ténèbres. Cette petite lumière avec laquelle nous prenons enfin contact, c’est nous. Soi.

Nous risquons juste, au moment de ces surprenantes et heureuses retrouvailles, de constater que cette petite lumière, au plus profond de notre être, n’est pas toute seule… Il y a du monde !

Nous sommes tous là, reliés… ensemble.

Bouddhiste en chemin, écrivain et psychothérapeute

Formateur en Pleine Conscience (Master CHRU de Lille)

Fondateur du centre de bien-être Troisième Souffle et enseignant de Mouvement Spontané

Laisser un commentaire