L’art de la guerre. La guerre peut-elle être un art ? En des temps anciens, quand la force faisait loi, quand la morale était engendrée par la nécessité, la guerre a peut-être été élevée au niveau de l’art. Subversion fantasmatique permettant sans doute de refouler ce qu’il y a de moins esthétique dans cette activité : les cadavres mutilés, les atrocités, les odeurs, les plaies, les cris, la terreur… Pas très beau tout ça. Cela paraît tellement incongru aujourd’hui. Peut-être avons-nous « évolué » ? Ce n’est pas évident. Les apparences changent, mais avons-nous changé ?

« L’art de la guerre » est sûrement le livre de stratégie le plus lu dans le monde. Ecrit par Sun-Tzu, un officier chinois qui était au service de l’état de Wu (Nankin), au Ve siècle av. J.-C, il est l’un des meilleurs livres de stratégie militaire jamais écrit, bien qu’il date d’une période très éloignée. Le père Amiot, un jésuite qui vécut en Chine au XVIIIème siècle et qui fut haut fonctionnaire de l’Etat chinois, en fit une traduction en 1772. Il y a donc plus de vingt-cinq siècles que Sun-Tzu a résumé en treize chapitres les préceptes fondamentaux de l’art de la guerre en soulignant la continuité de la guerre et de la politique, la complémentarité des moyens directs et indirects, l’importance des moyens psychologiques. Ce personnage est passé dans l’histoire pour ses talents inégalés de stratège ; mais ses principes ne s’appliquent pas qu’à l’art de la guerre, contrairement, par exemple, à ceux énoncés par Clausewitz au début du XIXème siècle. Si de grands militaires modernes, tel George Patton s’en sont inspirés, de grands patrons d’entreprises l’ont également adopté, notamment Jack Welsh de General Electric, ou des chefs d’état comme Mao Zedong.
Celui qui marche dans les pas d’un autre ne risque pas de laisser de traces

Et pourtant, marcher sur les traces des « grands » de ce monde est certainement une des clés de la réussite. Connaître les idées qui influencent ses confrères en est une autre. Un des moyens pour parvenir à ces objectifs est de se plonger dans l’univers intellectuel des décideurs. Une enquête récente montre quels sont les ouvrages qui ont influencé plus de deux cents décideurs français : « Le Prix de l’excellence », où Tom Peters et Robert Waterman présentent « Les huit leviers de la performance », et le fameux traité de stratégie « L’art de la guerre » du philosophe chinois Sun-Tzu. Outre la valeur, il faut noter l’extrême concision de l’ouvrage qui comprend 13 chapitres : 1. Estimation de situation, 2. La conduite de la guerre, 3. La stratégie offensive, 4. Dispositions, 5. Énergie. (Commandement et opératique), 6. Points faibles et points forts, 7. Manœuvres, 8. Les neuf variables, 9. Marches, 10. Terrain, 11. Les neuf sortes de terrains, 12. L’attaque par le feu, 13. Utilisation des agents secrets et « déstabilisation générale ».
Pour lui, les forces armées sont un des outils du projet politique : celui qui donne le coup de grâce, quand l’adversaire est tellement miné et moralement affaibli, que sa défense n’est plus qu’un décor de théâtre. Longtemps avant le début du conflit, d’habiles manœuvres politiques doivent avoir isolé l’ennemi principal de ses alliés. « Des agents – infiltrés et/ou soudoyés – mènent des campagnes de subversion et de désinformation, corrompent et subvertissent les fonctionnaires, font naître des conflits internes et les exacerbent, pervertissent les mœurs. La confiance de la population de l’ennemi dans ses dirigeants, celle des soldats dans leurs chefs, des jeunes gens dans leurs parents et leurs maîtres, doit être minée. Il faut lancer des rumeurs calomnieuses vis à vis de toute autorité, semer des doutes dans les esprits, voire convertir la population. Quand vient la phase de guerre ouverte (si l’on ne peut en faire l’économie), une nuée d’espions, ainsi que d’agents recrutés jusqu’aux niveaux les plus élevés, doit créer des paniques, dérouter les forces de leur ligne normale d’opérations, fomenter des rebellions, etc. » C’est donc une armée déjà délabrée, paralysée et moralement vaincue qui sera affrontée. Tout un art subtil donc, qui laisse peu de place à l’action directe et brutale.
De l’Asie à l’Europe

En Europe, des siècles plus tard, Clausewitz prône la guerre totale, dévastatrice et définit lui aussi la guerre comme moyen, instrument ou continuation de la politique. Cependant, contrairement à Sun-Tzu, pour lui, la guerre prolonge ou prépare l’action politique et ne lui est pas simultanée. Avec l’inévitable Sun tzu, il est la référence canonique des stratégistes. Pur produit de l’idéalisme allemand du XIXème siècle, Clausewitz s’est compromis avec le militarisme prussien et a laissé un énorme traité de plusieurs centaines de pages, inachevé, et de lecture pour le moins ardue. Tous ces points négatifs ne l’ont point empêché de connaître, depuis une cinquantaine d’années, une fortune éclatante, surclassant celle de son rival Jomini, le stratège de Napoléon. Antoine-Henri Jomini qualifia, avec un indéniable soupir de résignation, l’œuvre principale de Clausewitz « De la Guerre » de savant labyrinthe. Il y expose toujours les mêmes questions : guerre absolue et réelle ; principe d’anéantissement ou primat de la politique qui modère la violence ; double nature de la guerre ; conception de la guerre existentielle ou instrumentale ; guerre défensive comme forme la plus forte de la guerre… Pirouette de la vie ? Clausewitz a été victime d’un stratagème peu élégant : la calomnie. Sa longue disgrâce l’a cantonné dans une sinécure administrative dans laquelle il ne pouvait rien faire d’autre qu’écrire, ou plutôt dicter, puisqu’une bonne partie de ses œuvres sont de la main de sa femme, ce qui a permis aux inévitables mauvais esprits de laisser entendre que c’était aussi elle qui pensait, pure rumeur, mais…
De la stratégie de guerre au combat politique

Dans le domaine politique, de l’unité, mais aussi de la nécessité de paraître fort, viennent l’efficacité. Cette obligation entretient un fantasme de persécution paranoïaque chez un grand nombre d’hommes politiques. Usant d’une dramaturgie étudiée, le pouvoir se met en scène. Le décorum est soigné, les acteurs sont souvent bons. La comédie du pouvoir peut se donner à voir à qui veut bien partager ces faux semblants qui font tellement partie de la réalité politique que plus personne n’en est choqué. Autre attribut du pouvoir : le mensonge-promesse. Une vieille histoire puisque Sun-Tzu nous dit dans son chapitre 11 : « Le noeud des opérations militaires dépend de votre faculté de faire semblant de vous conformer aux désirs de votre ennemi. » Message bien reçu par le microcosme politique, où il est d’usage de promettre d’agir en engageant sa parole, voire son honneur, de défendre une intégrité imaginaire, d’user de sous-entendus, d’euphémismes et autres dires masqués… De bons dialogues dans un théâtre d’ombres. Il faut plaire pour contrôler l’autre. Le corps « gouverne-mental » parle toujours avec son cœur. Il entend les souffrances du peuple et nous explique comment (dès que les élections seront passées) il traitera efficacement nos problèmes. Les politiques remplacent nos maux par leurs mots. Et hop ! Tout va mieux. N’est-ce pas ? Pourtant il y a des paroles qui guérissent. En psychanalyse, c’est le « dire » du sujet qui le libère. « Je suis dans la faille que produit l’état de se dire », nous enseigne Lacan. Phrase magique qui ouvre des univers de sens. Bien sûr, la puissance de guérison du « dire » tient dans le fait qu’il est accueilli par le psy. Dans la relation thérapeutique, nous sommes vraiment écoutés. La psychanalyse prend en compte l’altérité dans un mouvement qui ramène à soi. Le politique ramène tout à lui, en s’occupant de « la vie de la cité », et accessoirement des autres. C’est l’impression que certains de nos dirigeants peuvent donner parfois. Dans le jeu politique, plus que d’écouter, il convient davantage de parler et de bien parler. Manier habilement le langage de façon à manipuler les idées, les consciences et, finalement, les personnes.
De Nankin à Florence
Il est à parier que la plupart des hommes politiques versés dans l’art stratégique ont lu « L’art de la guerre » de Sun-Tzu et « Le Prince » de Nicolas Machiavel. Machiavel a décrit l’exercice réel du pouvoir politique, ce que les gouvernants font effectivement. Il apporte, au XVIème siècle, une vision pragmatique de la politique et créé le concept de la raison d’état. La politique a une fin (le bien général) et cette fin justifie les moyens qui vont être employés pour l’atteindre. Machiavel prône un gouvernement pragmatique, détaché de la morale et de la religion, ayant parfois recours au mensonge ou à la force dans le but d’apporter, à terme, le bien général. « Celui qui a su le mieux user du renard est le mieux tombé. Mais il est nécessaire de savoir colorer cette nature et d’être un grand simulateur et un grand dissimulateur ; les hommes sont tellement simples et obéissent tellement aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper. (…) C’est pourquoi il faut qu’il ait un esprit disposé à tourner selon que les vents de la fortune et les variations des choses le lui commandent, et ne pas se départir du bien lorsqu’il le peut, mais savoir user du mal lorsqu’il y est obligé ». Cette « nécessité » du mensonge, Sun-Tzu l’avait aussi affirmé en son temps : « La guerre, c’est l’art de duper. C’est pourquoi celui qui est capable doit faire croire qu’il est incapable ; celui qui est prêt au combat doit faire croire qu’il ne l’est pas ; celui qui est proche doit faire croire qu’il est loin ; celui qui est loin doit faire croire qu’il est proche. »

François Mitterrand, grand homme politique, souvent qualifié de « florentin », était doté d’une personnalité idéale pour répondre à deux conditions nécessaires au pouvoir : la ruse et la séduction. Parce qu’il conseille aux princes la ruse, parce qu’il leur dit de ne pas tenir leurs promesses, on a fait de Machiavel, autre florentin, un immoraliste. C’est plutôt d’amoralisme qu’il faudrait parler. Machiavel ne se préoccupe nullement de morale. Il ne cherche pas à nous expliquer, à la manière de la philosophie classique, ce que doit être la cité juste mais il veut analyser la chose politique avec un jugement de type scientifique à l’exclusion de toute considération morale. En ce sens, Machiavel est le fondateur de la science politique moderne.
Au-delà de la ruse et du mensonge opportuniste, il convient d’être fort. Pour être crédible, il faut se montrer puissant, stable, confiant. En politique, même si les dissensions et autres querelles de personnes sont bien connues, les membres d’un gouvernement tentent de se montrer unis. Les « petites phrases », parfois assassines, et les joutes verbales agressives sont fréquentes et se déroulent dans un champ relationnel sadique « oral » où la violence est d’autant plus terrible qu’elle est sournoise et cachée. Dans une telle logique, toute divergence, portée à la connaissance du public, créé une faiblesse, une division qui profite à l’opposition. Par exemple, le Conseil du mercredi est l’occasion d’une parade où des ministres, dynamiques et souriants, semblent nous dire « tout va très bien Madame la marquise ». Pourtant cette hystérie de la séduction conduit au doute et à la suspicion. Le pouvoir, et ses faux semblants, n’est pas évident à gérer, mais il en faut pour gérer, pour agir, pour faire évoluer. Comme les techniciens d’une centrale nucléaire, nos chers hommes politiques font un métier dangereux : ils ont à manier le pouvoir, le bien et le mal.
Le talent stratégique
La stratégie est l’interface entre la pensée et l’action. Elle assure le passage à l’acte, et assume une double exigence : une pensée claire et pertinente, une action juste et efficace. Il y a un temps pour la réflexion, la méditation, voire la préméditation de l’acte, et un temps pour l’action. Lorsque l’on pense, il faut savoir manier le doute, poser les vraies questions. « Questionner, c’est vouloir savoir, c’est l’amorce de l’agir« . (Heidegger, Introduction à la métaphysique). Mais, au moment d’agir, fini les doutes : il faut croire, il faut avoir la foi !

Pour Miyamoto Musashi, fameux samouraï du XVIème siècle, les principes stratégiques s’appliquent aussi bien aux duels d’homme à homme qu’aux batailles (stratégies individuelles et stratégies de masse). Notre intérêt est d’arriver à passer aisément du détail à la globalité, du particulier au général… Dans son chapitre V, Sun -Tzu dit : « Généralement, le commandement du grand nombre est le même que pour le petit nombre, ce n’est qu’une question d’organisation. Contrôler le grand et le petit nombre n’est qu’une seule et même chose ». En stratégie de développement personnel, on ajoutera : « Celui qui est son maître quand il est seul, sous peu le deviendra dans la présence des autres. » (Jules Payot). L’être humain est complexe, et la maîtrise des situations complexes passe par l’art de la stratégie. Cela signifie aussi que la stratégie n’est pas directement contingente des circonstances. Ses principes s’appliquent donc dans des champs d’expérimentation très divers : le combat, les batailles, les affaires, notre propre vie…, dans toute situation difficile à gérer. Il y a de véritables écoles de stratégie, un peu comme les Ryûs des arts martiaux. Quelques principes sont communs à ces différents courants. Je vous propose de continuer cette exploration en nous appuyant sur les trois principes les plus importants :
– la concentration des efforts (Vouloir, principe de volonté),
– la liberté d’action (Pouvoir, principe de liberté),
– l’économie des forces (Savoir, principe d’efficacité).
Vouloir

Napoléon, remarquable dans la campagne d’Italie qui le confrontait à des forces deux fois supérieures en nombre, et « impérial » à la bataille d’Austerlitz, a longuement médité à Sainte-Hélène pour arriver à cette conclusion : « Si j’ai emporté la plupart de mes victoires, c’est parce que j’ai su, la veille des batailles, concentrer toutes mes forces sur le point où je voulais percer » (Mémorial de Sainte-Hélène). Cette idée-force, qui illustre le premier principe stratégique, signifie qu’en réalité le duel, ou la bataille, est avant tout le choc de deux volontés. Il faut que la motivation soit profonde et la force morale très grande. « Les Spartiates ne demandent pas combien sont leurs ennemis, mais où ils se trouvent. » (Agis II de Sparte, 450 av.J.C.). Vouloir, c’est aussi développer l’esprit offensif, c’est-à-dire conquérir l’initiative, puis maintenir, quelles que soient les difficultés, l’exécution du plan, à condition que celui-ci soit clairement défini, réaliste et adapté. Une action puissante qui enclenche le processus de la victoire, c’est bien ; mais avoir la volonté persévérante d’aboutir, c’est aussi primordial. Dans le chapitre II de « L’art de la guerre », Sun-Tzu nous secoue : « Allez droit à l’ennemi. L’attaquer et le vaincre seront pour vous une même chose. Ne différez pas de livrer le combat, n’attendez pas que vos armes contractent la rouille, ni que le tranchant de vos épées s’émousse. La victoire est le principal objectif de la guerre. L’essentiel est dans la victoire et non dans les opérations prolongées. »
Dans toute entreprise, il faut savoir ce que l’on peut faire et ce que l’on ne peut pas faire : il faut connaître ses limites, se connaître. Si de surcroît, ce qui est souhaitable, on connaît bien son adversaire, il est possible de monter les forces en présence en système efficace. Voici donc comment Sun-Tzu définit la voie de la connaissance de la victoire. « Celui qui connaît son ennemi et se connaît lui-même mènera cent combats sans risque ; celui qui ne connaît pas son ennemi mais se connaît lui-même remportera une victoire pour une défaite ; celui qui ne connaît ni son ennemi ni lui-même sera en danger à chaque combat ». Connaître forces et faiblesses est, aujourd’hui encore, une idée stratégique primordiale dans les affaires. Par exemple, dans le marketing, il y a le fameux SWOT : Strengths, Weaknesses, Opportunities, Threats (forces, faiblesses, opportunités, menaces). Dans cette analyse classique, les deux premiers facteurs sont de nature interne à l’entreprise, tandis que les deux autres concernent l’environnement. Les questions à se poser : quelle faiblesse de mon concurrent mon approche marketing attaque-t-elle ? Quelles sont mes propres vulnérabilités et comment éviter qu’elles ne me nuisent sur le marché ?
Pouvoir

Le second principe est celui de la liberté d’action. Le verbe Pouvoir résume ce principe dit « de liberté ». Sun-Tzu dit : « Bouger vite, au bon moment. » Pour se référer au monde des affaires, c’est une évidence. On sait que le fait d’arriver les premiers sur un marché constitue souvent une avance quasi insurmontable vis-à-vis de la concurrence. Dans sa philosophie politique, Machiavel nous pousse dans le même sens en nous invitant à tenir compte de la « fortune » : l’ensemble de circonstances complexes et mobiles, devant lesquelles l’homme est impuissant s’il n’utilise, au bon moment, le bon moyen : l’occasion propice à l’initiative audacieuse. Il nous incite aussi à utiliser la « virtù » qui désigne l’énergie dans la conception et la rapidité dans l’exécution, la résolution et la ruse, le » génie politique« , en quelque sorte. C’est l’art de choisir les moyens en fonction de la fortune et de dominer ainsi les circonstances. Cela signifie aussi qu’il faut non seulement sauvegarder sa liberté (sûreté, mobilité), mais aussi être en mesure de promouvoir cette liberté. Comment ? Par exemple, en cherchant à provoquer un effet de surprise. Miyamoto Musashi dit : « Attaquez l’adversaire d’une manière qu’il n’a pu imaginer, puis profitez de l’effet de surprise et parvenez à la victoire ! » Cela touche donc à l’organisation de l’action mais aussi à la créativité, qualité première d’un bon stratège. Pouvoir créer l’inattendu, c’est une chose, mais il y a un autre aspect important : c’est d’être capable de prendre les décisions qui s’imposent lors du changement, c’est-à-dire permettre l’existence du moment créateur. Cela aussi confère au principe de liberté. Profitons de ce point de détail pour éclaircir le doute que pourraient avoir certains pratiquants sur la nécessité d’établir une stratégie, c’est-à-dire d’avoir un plan avant d’agir. Ceci empêche-t-il la spontanéité, l’improvisation ? Lorsque la situation concrète l’impose, il faut être suffisamment souple pour modifier le plan d’action et éventuellement remettre en cause la stratégie initiale ? Shogun Ieyasu Tokugawa, l’un des plus grands « généraux » de l’histoire japonaise disait : « Il est toujours préférable de laisser les détails se régler en fonction des circonstances ». L’application du plan doit être raisonnable, pleine de bon sens et fluide. Clausewitz aussi reconnaît que le fait d’anticiper correctement l’avenir représente un immense problème qui ne peut être résolu que par « les éclairs de génie » des stratèges opérationnels. La ligne d’action doit donc être modifiable. Toutefois, une ligne tracée, un but fixé, permettent de concentrer toutes ses forces. Si l’objectif reste vague et indéfini, toute concentration
Le troisième principe est celui de l’économie des forces. Il correspond au verbe Savoir. Le savoir est une arme. C’est ce qu’on dit aujourd’hui dans les banlieues pour inciter les jeunes à changer de tactique et de moyen de « s’en sortir ». Savoir représente le principe d’efficacité. Pour réaliser l’idée stratégique, il faut un raisonnement tactique : étudier les facteurs influents (lieu, terrain, soleil, qualités et faiblesses de l’adversaire, etc.), maîtriser le temps, c’est-à-dire le rythme. Le temps a son rythme, l’action humaine aussi. Comme le dit Musashi : « on gagne par le rythme vide, né de la connaissance du rythme inattendu de l’ennemi ». Ce principe de l’économie des forces, parfaitement illustré par le fondateur du judô, Me Jigoro Kano : « Seïryuko zenyo » (Minimum d’efforts, maximum d’efficacité), permet de discerner l’évolution du combat, d’anticiper le déroulement de l’action, et d’engager la juste énergie nécessaire à la victoire.
Savoir

Comme un joueur d’échec fait mille parties en parallèle à la réalité, il est important de calculer, étudier toutes les possibilités, prévoir… Sun-Tzu nous dit : « Les habiles guerriers ne trouvent pas de difficultés dans les combats ; ils font en sorte de remporter la bataille après avoir créé les conditions appropriées. Ils ont tout prévu ; ils ont paré de leur part à toutes les éventualités. Ils savent la situation des ennemis, ils connaissent leurs forces, et n’ignorent point ce qu’ils peuvent faire et jusqu’où ils peuvent aller ; la victoire est une suite naturelle de leur savoir. Aussi les victoires remportées par un maître dans l’art de la guerre ne lui rapportaient ni la réputation de sage, ni le mérite d’homme de valeur. Avant que la lame de son glaive ne soit recouverte de sang, l’Etat ennemi s’est déjà soumis. »
Cependant l’action, même anticipée, ne suffit pas. Il convient de travailler le « terrain ». Considérer une situation d’un point de vue systémique est aussi une vielle histoire. C’est là où s’articulent certainement le politique et le stratégique. Dans son chapitre VII, Sun-Tzu nous dit : « N’oubliez pas d’entretenir des intelligences secrètes avec les ministres étrangers, et soyez toujours instruits des desseins que peuvent avoir les princes alliés ou tributaires, des intentions bonnes ou mauvaises de ceux qui peuvent influer sur la conduite du maître que vous servez, et vous attirer vos ordres ou des défenses qui pourraient traverser vos projets et de rendre par là tous vos soins inutiles. »
Il ne s’agit pas là simplement de prendre des informations confidentielles, mais aussi d’en donner : de contrôler le niveau d’information de l’adversaire. Le savoir étant un pouvoir, on comprend aisément l’importance de ce point. La désinformation, telle qu’elle est souvent pratiquée dans nos sociétés est une véritable arme de guerre. Si les techniques ont évolué avec le temps, les méthodes sont restées les mêmes : répandre des rumeurs, discréditer, diviser et affaiblir. La désinformation s’inscrit dans un ensemble de techniques de contrôle du comportement humain. Une sournoise idéologie collectiviste mondialiste est diffusée, par exemple, aujourd’hui dans le monde. Nous en sommes conscients sans arriver vraiment à la comprendre. Des germes de totalitarisme existent dans toutes les sociétés en mutation, et cela dans la mesure même où elles évoluent, autrement dit s’inscrivent en rupture par rapport aux sociétés traditionnelles. C’est un processus social et culturel naturel. Dans un monde dominé par une force unique, par une idéologie unique, par un parti unique mondialiste, le véritable contrôle s’exerce par la définition des valeurs, des attitudes et des comportements, par la manipulation des monnaies et des règles du commerce international, le contrôle des médias, de l’éducation, de l’idéologie… Les alter-mondialistes aujourd’hui dénoncent ce danger, mais les stratégies des pouvoirs en place sont subtiles et efficaces. Une affaire à suivre…
Morale et politique

D’après Sun-Tzu, comme pour Machiavel, pour survivre parmi les hommes, il est nécessaire d’être immoral, cruel, menteur et hypocrite. Machiavel commente son temps : « On voit que César Borgia avait besoin d’utiliser la cruauté pour mettre de l’ordre dans sa principauté. Il ne voulait toutefois pas en abuser afin d’éviter que cela lui nuise. Il fit en sorte de se donner une apparence d’homme bon en instituant un procès et en accusant un autre à sa place comme source de l’oppression du peuple. Et il conçut une spectaculaire mise en scène : l’exposition du cadavre sanglant de son ministre fut si impressionnante que les gens du peuple cessèrent de penser, trouvant que César Borgia est si sévère qu’il ne faut pas risquer de l’irriter. » Notons également que Machiavel mentionne que César Borgia « saisit l’occasion », comportement en rapport avec la conception machiavélienne de la « fortune » (comme le hasard) qu’il est possible de maîtriser pour celui qui agit audacieusement, sans laisser passer sa chance. Nous voyons donc que les fondements de la pensée de Machiavel constituent une véritable métaphysique de la cruauté : puisque la réalité n’est composée que d’entités de puissance en perpétuelle compétition, les unes contre les autres, pour la survie, et qu’il est possible de dominer les circonstances par l’usage de la raison, de l’audace et de la violence, le monde n’est plus que le décor d’une lutte acharnée et sans répit où tous s’entredévorent. Il y a vraiment là une séparation entre l’éthique et la politique : le bien n’est qu’une illusion destinée à tromper les naïfs, ce qui existe vraiment est l’utile, le pouvoir. Le machiavélisme est souvent présenté comme moralement condamnable, comme l’incarnation du mal. Pourtant, Hegel fit l’apologie de Machiavel et Spinoza a dit : «Il est certain que cet homme si sagace aimait la liberté et qu’il a formulé de très bons conseils pour la sauvegarder ».
Question de pouvoir

Pour Pierre Blanc-Sahnoun, l’un de mes confrères coachs qui s’est beaucoup intéressé à la question du pouvoir, le coach de dirigeant doit en permanence se situer sur deux plans : ce que ses clients font du pouvoir, et ce que le pouvoir fait de ses clients. Comment accompagner des dirigeants dans l’exercice du pouvoir ? Comment les aider à se confronter aux émotions spécifiques qui en découlent : jouissance, culpabilité, accoutumance et à devenir de « bons rois » pour leurs entreprises et pour leur vie ? Il n’est pas sûr que les « éminences grises » de nos anciens rois (les Richelieu, Machiavel, etc.) aient eu les mêmes intentions positives que les coachs de dirigeants ou d’hommes politiques d’aujourd’hui. Ma bonne fortune, pour parler comme Machiavel, me permet d’avoir accès à un double point de vue : celui de coach de dirigeants et celui de psychothérapeute. A partir de cette expérience clinique, je peux participer à des processus de développement personnel qui peuvent sembler contradictoires. Parfois, je conduis des personnes à développer du pouvoir et à satisfaire de fortes ambitions. Parfois, j’accompagne d’autres personnes (où les mêmes, quelques années plus tard) dans un lâcher prise salutaire par rapport à leur désir de pouvoir et dans la recherche d’une harmonie fondée sur le bien-être partagé, l’humilité et la générosité. En tentant d’analyser les névroses ordinaires des hommes épris de pouvoir, on observe deux grandes constantes : une relation quasifusionnelle avec une mère hyperprotectrice et gratifiante, et un rapport conflictuel, hostile ou distant, avec le père. De la relation à la mère, ils tirent une confiance et une assurance qui exalte leur narcissisme, et de la relation au père, une volonté de prouver de quoi ils sont capables. Si on arrive à prendre de la distance, ne serait-ce qu’historiquement, on peut observer que le pouvoir est redoutable et, qu’à de très rares exceptions près, il débouche forcément sur le désir d’en abuser. D’où la supériorité du régime démocratique, fondé sur le souci de limiter le pouvoir. Et si, par provocation, on se laissait aller à dire : le pouvoir est une sorte de maladie mentale ? Comment s’en protéger ? Jean de La fontaine nous laisse un peu d’espoir : « Ils n’en mourraient pas tous, mais tous étaient atteints. »
Jean-Marc Ortéga
Jean-Marc Ortéga est écrivain et psychothérapeute. Il enseigne le Mouvement Spontané au sein de l’École Troisième Souffle.
Bibliographie
- Les huit leviers de la performance de Tom Peters et Robert Waterman
- La manipulation des esprits et comment s’en protéger de Alexandre Dorozynski
- Théorie du combat de Carl von Clausewitz
- L’Art de la guerre de Sun-Tzu
- L’art de la guerre de Nicolas Machiavel, Harvey C. Mansfield
- Le Prince de Nicolas Machiavel
- Les 36 stratagèmes : Traité secret de stratégie chinoise Collectif Sous la direction de François Kircher
- Théorie du combat de Carl von Clausewitz
- Comment tirer profit de ses ennemis de Plutarque