Un contemplatif dans l’action

À sa naissance en 1861, son père déclara : « Il s’appellera Robindra, le soleil. Comme lui, il ira par le monde et le monde sera illuminé. » Romancier, poète, dramaturge, peintre, musicien, le bengali Rabindranath Tagore accomplit magnifiquement la prédiction de son père. Il fut un grand érudit dont l’œuvre immense nous confronte avec ce qu’il y a de plus profondément ancré dans l’âme humaine : la souffrance, l’espoir, la joie de vivre, le contact intime avec la nature et l’aspiration à une haute spiritualité.
C’était « le Printemps des poètes », il y a quelques années. Mon ami Serge Mairet tissait quelques arpèges de guitare autour des vers de Léonard Cohen : « Like a bird, on the wire… ». Quel bonheur j’eus, dans la foulée, de dire la poésie rayonnante de Rabindranath Tagore. Je suis obligé de constater qu’à l’instar de Gandhi ou de Krisnamurti, il est un ami intérieur de longue date. C’est peut-être la raison pour laquelle je m’autorise à écrire à son propos. Alors quel plaisir de partager cette énergie lumineuse et chaleureuse que le grand poète savait mettre dans les mots. Cette belle soirée, chez le Docteur Jian Liujun, reste dans ma mémoire comme l’un de ces moments qui nourrissent mon âme. Pour nous maintenir en équilibre et bien vivant, nous cherchons des sources régénérantes où nous abreuver régulièrement. Nous cherchons des endroits de paix où nous poser un moment, tranquilles. Nous éprouvons le besoin de faire uKrisne pause, de nous placer quelques instants hors de portée d’un monde tourmenté. Dans le même temps, nous aimons profiter pleinement des joies que nous propose la vie, la nature, les arbres, les fleurs, les gens… Rabindranath Tagore nous offre cet instant, il est ce lieu, familier à nos rêves, où nous nous retrouvons nous-même, intact, en harmonie avec le monde. Il a le don de nous transmettre et de nous faire vivre ce qu’il a vécu : ses expériences mystiques comme ses combats politiques et sociaux, ses espoirs, ses rêves et ses souffrances. Nous sommes parfois restés bouche bée devant un instant magique, au contact de la nature, au détour d’un chemin de forêt, ne sachant trouver les mots pour exprimer notre sentiment ? Il a mis nos mots dans sa poésie. Il nous arrive de nous révolter contre une société injuste, contre un monde violent ; et nous ne savons pas ce qu’il faudrait faire. Il a fait ce que nous aimerions avoir le courage de faire. Nous doutons, et nous nous posons parfois des questions sur le sens de notre vie, sur le bien fondé d’une quête spirituelle ou religieuse ? Il a éprouvé sa foi, remis en question les croyances héritées et expérimenté une spiritualité vivante, simple, directe et pragmatique. Bref, ce saint homme a fait un chemin d’homme, un chemin que nous pouvons faire, et c’est en cela qu’il est pour nous un exemple, une source. N’attendons pas d’être « prêts », pire : parfaits, pour nous engager dans une voie et servir les valeurs auxquelles nous croyons. « Si vous fermez la porte à toutes les erreurs, la vérité restera dehors », aimait dire Rabindranath Tagore. Bien que profondément croyant, pratiquer le Bhakti Yoga, le yoga de la dévotion, n’était pas son choix. Il lui a préféré tout au long de sa vie le Karma Yoga, le yoga des œuvres, de l’action. C’est en agissant que nous pouvons transformer le monde. Mais, nous préférons nous dire : « tant que je ne saurai pas nager, je n’irai pas à la piscine ». A l’heure des doutes, où chacun s’interroge sur sa foi, à l’heure des drames politico-religieux, des guerres qui embrasent la planète, la question d’une référence à un dieu reste posée… en équilibre chancelant. Et si nous commencions par regarder nos frères humains ? Oui, les Gandhi, Mère Thérésa, Tagore, Neruda, etc. Elles sont là nos références. Pourquoi se tourner exclusivement vers le ciel et tout en attendre ? Et si nous commencions par aller vers les meilleurs d’entre nous : les illustres comme les inconnus, vers les personnages historiques reconnus, comme vers les plus modestes de nos amis. Les Rabindranath Tagore sont autour de nous, Ils sont en nous… comme nous.
Un homme remarquable

Ravîndranatha Thâkur, plus connu sous son nom occidentalisé de Rabindranath Tagore, est issu de la bourgeoisie bengali du 19ème siècle et bien qu’appartenant à une famille d’artistes, son père, riche propriétaire terrien, l’avait destiné à une carrière d’avocat. Rabindranath était le quatorzième enfant de la famille. Ses frères et soeurs étaient poètes, musiciens, dramaturges, romanciers, si bien que la musique et la littérature régnaient dans la maison des Tagore. Il naquit en 1861 à Calcutta alors que l’Inde était sous domination britannique et que la province du Bengale était le siège d’une intense fermentation intellectuelle, religieuse et politique. Il a beaucoup voyagé : Grande-Bretagne, France, Etats-Unis, Japon… C’est aussi pour cette raison qu’il a toujours eu à l’esprit un dessein, une sorte de vocation pour servir son pays et sa culture. Fervent défenseur de la langue bengali, il a mené sa carrière de poète parallèlement à un tas d’autres activités, tantôt artistiques comme la musique et la peinture, tantôt politiques avec la création d’une Université et de nombreuses prises de positions à l’encontre de la puissance coloniale ou d’un nationalisme qu’il condamnait. Il est un pionnier du mondialisme politique et, dans le même temps, un artiste universel. Son œuvre est essentiellement ressentie comme une invitation à soutenir les valeurs essentielles de l’existence humaine. Pour les lecteurs indiens, son oeuvre représente le dépassement de la foi brahmanique familiale vers la quête d’un dieu personnel, celui que Tagore a appelé « le Seigneur de la Vie » : sa perception paradoxale d’une présence bienveillante immanente et de l’impossibilité de la connaître, de l’appréhender, s’aiguise au fur et à mesure que lui sont dévoilées, à travers une série d’expériences, les règles de sa participation au jeu cosmique. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : participer au jeu, à la vie intense. Ne pas subir mais agir en harmonie avec le monde, les autres, les circonstances. Chacun d’entre nous est à la recherche des règles du jeu, voire du sens du jeu. On aimerait bien comprendre ! Tout au moins, nous éprouvons le besoin d’être plus conscients. C’est certainement la raison pour laquelle nous expérimentons prière, méditation, contemplation, silence : autant de pratiques qui nous permettent de nous mettre en contact avec la part inexprimée de nous-même ; cette part qui nous aide souvent à sortir par le haut de notre quotidien. Dans l’espace libre ouvert par ces pratiques, ne rencontrons-nous pas une authentique spiritualité, ne trouve-t-on pas cette pleine conscience du monde et de nous-même, trop souvent voilée et masquée par nos tumultueuses pensées ? La lecture des vers admirables de Rabindranath Tagore nous entraîne dans un flux naturel mystique, une balade transcendantale, qui ressemble à ce qu’a pu être la genèse du Flower Power. « Écoute, mon cœur, dans cette flûte chante la musique du parfum des fleurs sauvages, des feuilles étincelantes et de l’eau qui brille ; la musique d’ombres sonores, d’un bruit d’ailes et d’abeilles. La flûte a ravi son sourire des lèvres de mon ami et le répand sur sa vie. » (La corbeille de fruits).
L’expérience fondamentale
Eprouver simplement le sentiment d’exister, sans but, sans attente, c’est se retrouver dans un état de conscience primordial, dans une sorte de posture essentielle face à la vie. C’est à cette expérience que nous invite Rabindranath Tagore, car c’est à partir de cette expérience, au contact de la nature, qu’il a solidifié sa foi et qu’il a été avec bonheur vers ses frères humains. Innocence, pureté et simplicité sont à retrouver pour goûter pleinement l’expérience.

« Ah ! Ces jasmins ! Ces blancs jasmins ! Je crois encore me souvenir du premier jour où j’emplis mes bras de ces jasmins blancs ! J’ai aimé la lumière du soleil, le ciel et la terre verte. J’ai entendu le murmure argentin de la rivière dans l’obscurité de minuit. L’automne et les couchers de soleil sont venus à ma rencontre au tournant d’un chemin, dans la solitude, comme une fiancée qui lève son voile pour accueillir son bien-aimé. Cependant, ma mémoire reste parfumée de ces premiers jasmins blancs que j’ai tenus dans mes mains d’enfant. » (Les jasmins).
Dans certaines circonstances, lorsque nous arrivons à faire un pas de coté pour laisser passer l’activisme frénétique du quotidien, nous cherchons un autre rapport au monde, aux autres, à notre corps, à nous-même. C’est parfois au détour d’un chemin de forêt, dans le silence d’une aurore qui n’en finit pas de transformer la lumière, que la nature nous invite à ces expériences inhabituelles. On réalise à cet instant combien le monde est beau tout en se posant de manière diffuse la question du sens. Celui de la vie, des joies, des souffrances… Quelle qu’en soit la source, la spiritualité, comme la poésie, s’éprouve avant de se penser. Aussi un contact intime avec la nature nous permet de lâcher prise et de percevoir ce que nous vivons avec un regard nouveau. C’est entrer dans une nouvelle lumière, une nouvelle vie, et accepter les transformations de cette lumière, pareille à celle de l’aube, accepter nos propres transformations et y participer. Tagore incarnait fermement certaines valeurs auxquelles l’humanité contemporaine est attachée : foi absolue dans un Eternel qui est Vrai, Bien, Beau ; communion émerveillée avec la nature universelle comme une porte ouverte sur le Divin ; contemplation de la présence de l’Infini dans le quotidien ; aspiration pour l’ailleurs, l’inconnu ; culte de l’Amour idéal et universel. Dans un corps tant robuste que beau, l’esprit de Tagore semblait surgir avec un élan vital déferlant sur tout. « Le même fleuve de vie qui court nuit et jour à travers mes veines court à travers le monde et danse en cadence. C’est la même vie dont la joie fuse à travers la terre légère en innombrables brins d’herbe, et qui éclate en tumultueuses vagues de feuilles et de fleurs. C’est la même vie que flux et reflux se rejettent dans l’océan berceau de la naissance et de la mort. Je sens mes membres glorifiés, au toucher de cette vitalité. Orgueil ! Le battement de vie des âges danse en ce moment dans mon sang. » (L’offrande lyrique – Gitanjali -1910. Ce recueil de poèmes lui valut le prix Nobel de littérature en 1913). Cette communion profonde, que Tagore a ressentie en lui, accompagna ses pensées, ses actions, ses convictions tout au long de sa vie. La belle histoire de cet homme remarquable ne pose pas la question de croire ou de ne pas croire, mais plutôt celle de vivre un contact plein avec l’expérience (subjective) que nous faisons de la vie.
Religion et spiritualité

Doté d’une force spirituelle peu commune, Rabindranath Tagore mêlait étrangement pragmatisme terrien, sensibilité artistique, pratique religieuse et philosophique. Observons la part du religieux. En 1843, dans sa « Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel », Karl Marx analyse sans concession la place de la religion dans la société. « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole. »
Dans la famille Tagore, comme dans toute l’Inde, vivre sans religion n’a pas beaucoup de sens. Rabindranath Tagore avait fondé sa quête du sacré sur la philosophie du Védânta. Dès son enfance, le Poète avait été initié par son père autant aux versets des Upanishad, qu’aux notions de l’Esprit suprême ou l’Absolu (Purusha) qui transcende l’univers tout en étant à la fois le corps et l’âme de tout objet animé ou inanimé. Il savait que l’Absolu ou l’Un « Non-qualifié », se manifeste en multiples par son jeu (Lîlâ) : en se manifestant, il devient le Vrai, le Bien, le Beau (Satyam, Shivam, Sundaram). A partir de ces racines, Rabindranath Tagore a évolué. Il ne semble pas s’être égaré dans des illusions mystiques issues de concepts compliqués. Au contraire, en contact permanent avec les paysans du Bengale, il a été amené à concevoir une immense compassion pour leur condition, leur précarité et leur misère. Son instinct mystique le pousse à développer un authentique amour de son prochain, ainsi qu’un amour absolu de la nature et de sa beauté à travers laquelle il voyait la manifestation d’une entité spirituelle créatrice du monde. Aussi, même si la religion était au coeur de sa vie, il semble l’avoir vécu sous la forme d’une spiritualité directe, concrète, reliée étroitement à la réalité.
A peu près à la même époque, Freud considère que toute aspiration religieuse est un fantasme, une illusion. Il souligne que tout fantasme est indispensable à la santé psychique. Aussi, du point de vue de nombreux psychologues, le besoin de croire, le besoin de sentiment religieux, peut être considéré comme faisant partie d’un fonctionnement névrotique qui contribue à l’équilibre de la personnalité. Cet avis n’est pas partagé par Jung qui affirme que l’aspiration spirituelle est une fonction naturelle dynamisée en chacun de nous par l’inconscient collectif, la mémoire psychique de l’humanité. Les courants de la psychologie humaniste et de la psychologie transpersonnelle se sont développés à partir de cette affirmation. Le point nodal de ces positionnements est la question de la mort. L’homme vit un conflit intérieur entre le désir d’immortalité et la réalité de sa disparition inéluctable. « Le besoin de croire n’est pas une maladie, affirme le psychanalyste Jean-Claude Liaudet. La croyance religieuse est un système collectif organisé qui nous offre ce compromis entre notre désir et la réalité, et nous permet donc de ne pas souffrir, de dépasser notre condition humaine. »
L’émancipation spirituelle

Notre monde semble accuser le coup, marquer le pas. L’état des lieux n’est pas brillant. Aussi, l’idéal religieux, qui a supporté pendant si longtemps le vieux monde, s’est peu à peu désagrégé laissant un vide qui créé de l’angoisse et de la nervosité dans le troupeau des humains. Pour beaucoup d’âmes, pourtant à priori de bonne volonté, il devient difficile de continuer à croire en un dieu bienfaisant, bon, juste, lorsque autour de soi le chaos règne en maître et le mal fait son trou dans chaque cœur désabusé. Alors, là où les piliers de la foi maintenaient encore debout le temple de l’homme, il n’y a désormais plus rien : un champ de ruine où les bruits de la guerre cachent le silence de la misère. Triste tableau, triste vision du monde pour ceux qui souffrent. La fonction de la religion n’opère plus. « L’opium du peuple » ne fait plus son effet. Trop d’accoutumance sans doute. Alors ? Que reste t-il à cette race de nouveaux athées produits par le nouveau monde ? Plus d’échappatoire, ni vers l’intérieur (la promesse de paradis a fait son temps, et le jugement dernier tarde à venir), ni vers l’extérieur (aucun endroit sur cette planète devenue si petite ne semble épargné, ce qui nous permet aussi de penser solidairement le monde d’aujourd’hui). Marx revient à la charge : « Luther a, sans contredit, vaincu la servitude par dévotion, mais en lui substituant la servitude par conviction. Il a brisé la foi en l’autorité, parce qu’il a restauré l’autorité de la foi. Il a transformé les prêtres en laïques parce qu’il a métamorphosé les laïques en prêtres. Il a libéré l’homme de la religiosité extérieure, parce qu’il a fait de la religiosité l’essence même de l’homme. La critique de la religion aboutit à cette doctrine, que l’homme est, pour l’homme, l’être suprême. » Toute spiritualité a ses racines à l’intérieur de l’être, là où personne, ni aucun système de pensée ou de croyance peut nous conduire. C’est le maître intérieur qui nous révèle les liens, c’est lui qui nous relie au monde. Il reste à découvrir. Sur ce chemin, il est inutile de faire semblant de croire pour croire enfin ! Il est inutile de suivre à la lettre une loi imposée par d’autres, de mimer une foi en se référant à celle des autres ou de se conformer aux règles de la « bureaucratie religieuse » la plus proche de notre domicile. Il convient, semble-t-il, sur ce chemin d’être seul. C’est à partir de la conscience (et de la souffrance) de cette solitude que nous nous tournons vers Dieu, que nous nous mettons en quête d’une foi et d’un sens. C’est donc au cœur de cette solitude que nous trouverons le chemin spirituel nous permettant de communier avec la nature et nos frères humains.
Si nous essayons, par le biais d’un contact direct avec le monde, avec la nature, d’entrevoir un rapport à la religion qui ne soit pas un rapport de soumission (sens étymologique du mot « Islam »), ni de dépendance envers quelque chose qui serait au-dessus de soi, nous pouvons établir des échanges et nous relier (re-ligare = religion) à un sujet vivant avec lequel le penseur que nous sommes entre en participation, et par lequel il accepte d’être transformé. La religion prendrait alors véritablement sa source de l’intérieur et le seul esprit saint dans lequel nous pourrions investir notre foi serait notre propre esprit. Fruit d’une confrontation des croyances religieuses au monde moderne, à la science, à l’évolution de la pensée, la spiritualité s’est en quelque sorte émancipée de la religion, laissant la place à ce que le philosophe André Comte-Sponville appelle une mystique sans divin. Elle devient du coup, maintenant, une aventure possible pour tous. Il n’est plus nécessaire de croire au dieu des Chrétiens, des Juifs ou des Musulmans pour vivre sincèrement notre spiritualité. La foi en l’Esprit commence au cœur de notre propre esprit.
Seul et pourtant relié

Vérifions. Est-il besoin de pratiquer une religion pour être relié ? Chaque fleur s’inscrit dans la création et pourtant elle n’existe pas pour elle-même, en tant que fleur. Toutes les fleurs sont des manifestations de l’espèce. Pareillement, la glace et l’eau, la vapeur sont des manifestations du même élément… l’homme est le même partout. La communauté des humains maintient reliés ensemble tous les hommes. Les hommes ne sont pas séparés de leur environnement, de la nature. Ils en dépendent : pour manger, boire, respirer… Toute méditation sur la vie passe par cette évidence. Si l’homme maltraite souvent son environnement, tant humain que végétal et animal, c’est que son éducation n’est pas encore au point. Il n’a pas développé suffisamment amour et intelligence collective. Dans le domaine de l’éducation, Rabindranath Tagore a accompli un travail extraordinaire. C’est avec la volonté de construire des relations d’amitiés avec toutes les nations qu’il créa, à la fin de la première guerre mondiale, Visva Bharati, l’Université du Monde. Pour lui, l’objectif supérieur de l’éducation était le même que celui de la vie : permettre le plein épanouissement de chacun. Il voulait que la réflexion de ses élèves ait des dimensions planétaires, de manière qu’ils deviennent des hommes et des femmes universels comme lui-même, et surmontent les sentiments d’étroit nationalisme afin que le monde puisse vivre et se développer dans la paix et l’amitié. Cet élan généreux vers les autres et le monde part du cœur de chacun. Une révolution spirituelle est sans doute à mener chez soi, avec soi. Comme le rappelait Gandhi, grand ami de Rabindranath Tagore, un travail de développement personnel est la première chose à faire avant d’aller « au seuil de sa maison, rencontrer l’autre ». Le chemin commencerait donc par établir un bon contact avec un bon soi-même, et se poursuivrait par une belle qualité dans la relation à l’autre. C’est un bon début… et peut-être une fin en soi, à l’image de ce moment de simplicité et pureté que Rabindranath Tagore nous décrit dans « Une petite journée » : « Cet après-midi-là me vient à l’esprit. La pluie tombante s’épuisait de temps en temps, puis une brusque rafale la ranimait à nouveau. Il faisait sombre dans la chambre, et ce temps ne donnait pas envie de travailler. Je pris mon instrument et commençais à jouer un air en râga Mallâr, un chant de la saison des pluies. De la pièce à côté elle vint jusqu’à ma porte puis repartit. Peu après elle revint et resta devant la chambre. Enfin elle entra lentement et s’assit. Elle avait entre les mains un ouvrage de couture – la tête penchée elle se mit à coudre. Ensuite elle s’arrêta, regardant par la fenêtre vers les arbres embrouillés. Il cessa de pleuvoir ; mon chant se termina. Elle se leva et s’en alla se coiffer. C’est tout, rien que cela. Rien que cet unique après- midi-là enchevêtré dans la pluie, le chant, le farniente et la pénombre. Cela ne fait pas une histoire contant le destin des rois et des empereurs, des récits de guerres et de conflits – il y en a tant et tant. Mais un simple petit fragment du conte d’un après-midi qui restera caché comme une précieuse perle dans l’écrin du temps. Deux êtres seulement en connaissent l’existence. »
Jean-Marc Ortéga
Jean-Marc Ortéga est écrivain et psychothérapeute. Il enseigne le Mouvement Spontané au sein de l’École Troisième Souffle.
Bibliographie
- L’Offrande Lyrique – suivi de La Corbeille de fruits, Poésie Gallimard
- Le Jardinier d’amour – suivi de La Jeune Lune, Poésie Gallimard
- Le Vagabond et autres histoires, contes Gallimard
- Cygne – Dans Tome II de Oeuvre, P.J. Jouve – Editions Mercure de France
- La Maison et le monde – Editions Payot
- Gora – Editions Le Serpent à Plumes
- La Demeure de la Paix – Editions Stock
- Sâdhanâ – Traduction de Jean Herbert – Editions Albin Michel
- La Demeure de la Paix – Traduit du bengali par Renée Souchon – Editions Stock
- L’esquif d’or – Connaissance de l’Orient, Gallimard
