Krishnamurti, l’éveilleur – Jean-Marc Ortega

Tout au long de sa vie, Krishnamurti nous a constamment invité à une révolution silencieuse, intérieure : la connaissance de soi, la conscience de nos conditionnements, le dépassement de la peur, pour être en contact avec la réalité, avec « ce qui est », seule voie d’accès à la dimension sacrée de la vie. Dans le monde que nous partageons tous aujourd’hui, sa parole de sagesse reste fertile. Elle nous permet une ouverture, elle nous offre l’opportunité, de donner du sens à ce que nous vivons, de mieux comprendre cette planète, qui ne tourne pas toujours très rond. Mais la voie est difficile car il n’y a pas de chemin pour accéder à cet état d’être. « La liberté ne peut que se produire d’elle-même, elle ne se cherche pas. Cessez de la chercher, vivez ce que vous êtes et laissez-la se révéler à vous-même dans une dimension que la pensée ne peut atteindre. »

Les temps changent, comme le chantait Dylan quand il proposait aux nouvelles générations des années 70 de « faire autrement que leurs parents», de briser tous les conditionnements. Cessez de vous agiter, de vouloir devenir des gens bien, des saints…  pourquoi entreprendre un chemin de souffrance qui vous permettra, après de longues années de sacrifice de temps, de plaisir, d’énergie, d’argent, d’y « arriver » ? Les temps changent. Il n’est plus évident de s’engager corps et âme dans la voie austère du disciple, en adoptant avec ferveur le statut d’humble serviteur du maître… Vous savez, l’humble serviteur… Celui qui passe la serpillière sur le parquet, celui qui attend toute la nuit, dans le froid, un geste du maître, celui qui n’a qu’un désir, devenir un bon disciple… puis un maître à son tour, bien sûr.

Krisnamurti adolescent a écrit, sous le nom d’Alcyone, « Aux pieds du maître ». Il connaissait bien le sujet, comme beaucoup de personnes engagées dans des voies spirituelles ou dans les arts martiaux d’asie. J’en étais, et c’est d’ailleurs avec « Aux pieds du maître » que je fis ma première rencontre avec Jiddhu Krisnamurti. J’avais quinze ans. C’est plus jeune encore qu’il avait été embrigadé par une secte théosophique qui voyait en lui « la nouvelle lumière de l’humanité ». Enfant, adolescent, puis jeune homme, il a été soumis à de terribles pressions. Comment réagiriez-vous, vous, si l’on vous avait élevé, depuis l’enfance, en vous considérant comme « le sauveur de l’humanité », comme l’incarnation du nouveau messie ?

En brisant l’image messianique dans laquelle on l’avait enfermé, en se libérant de ce terrible conditionnement, Krishnamurti a montré sa véritable puissance : il a choisi d’être et de rester un homme simple. Pourtant, fidèle à son Dharma, sa destinée, et observant lucidement ce qui se passait en cet automne 1929, il a finalement accompli son destin d’éveilleur, de porteur de lumière ; bien qu’il ne l’ai pas voulu, ne l’ai pas choisi. Il l’a fait à sa manière, en lâchant prise avec le pouvoir. Face aux milliers de fidèles qui voyaient en lui l’élu, il a fait ce que nécessitait la situation du moment. Tout au long de sa vie (il est mort en 1986 à l’âge de 90 ans), il s’est placé à nos côtés pour nous écouter et pour nous inviter à nous écouter nous-mêmes ; pour nous montrer la vérité. Succédant à la parole de Bouddha : « Sois toi-même ton propre porte-flambeau », Krishnamurti dira : « Nous devons être notre propre maître et notre propre élève. Nous devons nous changer nous-mêmes et donc apprendre à nous observer et à nous connaître ».

Succédant à la vague du yoga, la déferlante des arts martiaux chinois, japonais, vietnamiens, coréens… continue aujourd’hui de remplir les dojôs, ces « lieux où l’on pratique la voie ». Que l’on y vienne pour apprendre à se défendre, pour y trouver un code moral, pour changer d’air de manière exotique, ou pour développer ce qui est régulièrement à la mode, la fameuse « zen attitude », tout le monde s’y retrouve. J’ai, depuis l’enfance, été éduqué dans ces dôjôs. Comme beaucoup de jeunes, j’ai pratiqué assidûment, à l’époque, le développement personnel et certaines voies spirituelles. Aujourd’hui, beaucoup de personnes cherchent à comprendre notre société, à s’y intégrer au mieux. Chacun vérifie combien « la vie n’est pas un long fleuve tranquille », et combien l’espace de nos cités est rempli de bruits, de cris, d’incertitude, de violence. Et nous cherchons des solutions : pour être en bonne santé, pour maigrir, pour être heureux, pour être ultra-performants, pour gagner de l’argent, du confort, des titres, des grades… pour réussir !

Pour faire face à cette exigence psychoculturelle et s’adapter, il faut avoir de bonnes méthodes. Certains chemins de développement nous offrent des modèles du monde clé en main  : énergético-systémique (Chine), méta-spirituel (Inde), scientifico-religieux (Amérique), bio-philosophique (Europe) ou autres. Bref, nous avons souvent besoin de repères, de références rassurantes. Nous avons parfois besoin que l’on nous dise ce qui est bon pour nous, ce qui est bien, ce qui est mal… Nous avons besoin que l’on nous dise quoi faire, comment le faire. Nous cherchons des trucs, des méthodes, nous suivons des « enseignements »… et c’est ce que dénonce Krishnamurti.  « Vous allez sans doute découvrir que vous avez besoin d’être attachés aux choses parce que sans elles vous vous sentiriez très vides. Mais elles finissent par tellement vous encombrer que vous aspirez à vous sentir moins submergés. Vous vivez ce que je nomme un conflit. (…) Votre recherche désespérée et confuse de la liberté est un conditionnement comme un autre, même s’il vous paraît plus élevé. Et tous les conditionnements structurent l’action humaine pour produire finalement la violence et la souffrance. » Et voilà ! Nous qui croyions faire ce qu’il fallait. Nous qui pensions être dans la voie, au prix, par moments, d’efforts et de sacrifices très durs… et bien non ! Pas du tout ! En essayant de nous en libérer, nous ne faisions que renforcer notre conditionnement, notre souffrance.

Le choc Krishnamurti a été violent pour moi. Il m’a aidé à ne pas perdre de vue l’essentiel. L’expérience que transmet cet homme sage, philosophe inclassable, a remis en question tout ce que je croyais juste de faire : je suivais une voie spirituelle et pratiquais dans plusieurs dôjôs, j’étais résolument orienté vers la performance et consacrait une immense énergie à essayer de me perfectionner, à grandir, à tenter de devenir meilleur… Bref je voulais « devenir »… quelqu’un d’autre sans doute. Je n’ai pas changé fondamentalement de personnalité, ni perdu véritablement le goût de l’action et du challenge, même si j’ai quitté les cultures au sein desquelles l’excès est une règle et la démesure une tradition. J’ai simplement changé de regard. Je considère aujourd’hui ces besoins tout à fait différemment. J’observe les comportements et les croyances que j’ai par rapport à ces besoins d’exaltation et de mouvement sans leur donner un sens particulier et sans jugement. Au contraire, j’y reconnais ma nature et je l’accepte. Aujourd’hui, par exemple, je pratique et je ne fais que ça : je ne fais rien d’autre, à ce moment, que « faire ce que je fais », sans appliquer un programme prévu, sans me projeter dans l’avenir. Chaque jour, je m’exerce au Mouvement Spontané et à la Boxe Energétique, sans penser que cela va m’aider à devenir ceci ou cela, à être plus sage, plus fort, plus aimable. Je pratique naturellement, comme je respire, sans penser. Il n’y a plus d’enjeux stratégiques importants : je ne suis plus dans une dynamique de développement ou de perfectionnement. « Je » ne suis plus en jeu dans la réussite et l’échec. Me souvenant que l’Ego est un jeu de construction pour les enfants, j’aspire simplement à être ce que je suis… et ce n’est pas tous les jours facile.

Lorsqu’on passe de la croyance qu’il y a quelque chose au bout du chemin (la sagesse suprême, l’illumination définitive, la bouddhéité, la perfection) à la croyance que le but est le chemin lui-même, il convient de recaler toutes sortes de choses : des points de vue, des comportements… on comprend mieux le proverbe : « Quand tu atteins le sommet de la montagne, continue de grimper. ». Puis, Krishnamurti arrive et nous enlève la seule chose qui nous semblait importante : la voie. Plus de chemin. On ne grimpe plus, on ne marche plus, on n’avance plus. On s’arrête et on regarde. « Regarder un arbre et n’avoir aucune pensée, aucun souvenir interférant avec votre observation, vos sensations, votre sensibilité, de sorte qu’il y ait seulement l’arbre et non vous qui regardez cet arbre ? »

Quand il n’y a plus de chemin à suivre, il reste à découvrir « ce qui est » et, pour finir d’intégrer le paradoxe, à « devenir ce que l’on est ». A cette fin, Krishnamurti nous invite à être curieux, observer simplement ce qui est dit, à écouter pour entendre et à regarder, et seulement regarder, pour voir réellement. Il nous donne, en quelques mots d’une immense puissance, matière à nous remettre en question. Il n’a pas d’enseignement, ni de doctrine. Il ne donne ni des solutions, ni des méthodes. Il parle, par exemple, très simplement de la fin de la souffrance : « L’ignorance, c’est de ne pas se connaître soi-même profondément ; et vous ne pouvez pas vous connaître si vous êtes incapables de vous regarder, de vous voir tels que vous êtes, maintenant, sans déformation, sans désir de changer. Dès cet instant, ce que vous verrez sera transformé, parce que la distance entre l’observateur et la chose observée ayant disparue, il n’y a plus de conflit. »

L’expérience fondamentale à laquelle nous invite le sage semble demander à la fois une belle sensibilité et aussi la capacité d’établir une relation intime avec le réel, avec la totalité d’un évènement, avec la vie même. Ecouter, regarder, ressentir de manière plus sensible, plus directe, le chant des oiseaux, le bruissement du vent dans les arbres, les mots que l’on dit comme ceux que l’on nous adresse, les suggestions secrètes de notre esprit, sans rien réprimer ou censurer. « Simplement, écoutez-les ! Faites-le de telle sorte que l’esprit soit toujours vigilant comme lorsque vous marchez sur une voie ferrée, sur un rail ; vous pouvez perdre votre équilibre, mais immédiatement vous revenez sur le rail. Ainsi, tout l’organisme devient vivant, sensible, intelligent, équilibré, tendu. »

Etre en contact direct avec la vie, avec le mouvement de la vie, au moment même où celle-ci se créé seconde après seconde, semble être la condition pour « non-agir », et plus précisément, pour reprendre la parole de Chouang tseu, pour « agir en harmonie avec le fonctionnement naturel des choses », pour obéir à la volonté des circonstances. Nous sommes, dans ce contact intime avec la vie, entraînés dans le mouvement des évènements auxquels nous ne résistons pas. Au contraire, nous écoutons totalement ce mouvement, et c’est spontanément que nous allons alors parler, bouger, ressentir et penser. Grâce à ce tranquille lâcher prise, une grande justesse et une profonde cohérence existent dans nos actes, nos paroles et surtout dans notre manière d’être. A bien y regarder, quelques grands philosophes, en des temps divers, nous ont déjà dit cela. Que Chouang Tseu et Krishnamurti se rejoignent n’est pas une chose étonnante pour qui les a bien lus. Mais il ne s’agit pas ici de lire, ni d’étudier, et encore moins de savoir. Krishnamurti paraît être sur ce point un anté-Descartes : au célèbre « Je pense, donc je suis », il répond que l’intelligence apparaît lorsque le penseur est absent. Il s’agit de « se libérer du connu », d’éveiller son intelligence hors du temps, de la pensée et de la mémoire.

La force de cet homme est dans sa manière de dire, c’est-à-dire dans sa manière d’être : elle est directe. Sa parole agit directement. Il n‘intellectualise pas son message. D’ailleurs il n’a aucun message. « Je ne fais que vous montrer quelque chose que vous êtes libres d’accepter ou de refuser (…). N’acceptez pas, je vous prie, ce que dit l’orateur, mais observez les choses par vous-mêmes. Apprenez à les connaître, non de moi, mais apprenez à les connaître en observant. »

Lorsqu’on m’a proposé d’écrire sur Krishnamurti, on m’a proposé de le faire à partir d’un témoignage. Je me pose alors, comme vous peut-être, la question : qu’est-ce que cela m’apporte et m’a apporté ?  Et, c’est en regardant l’ensemble de ma vie que je peux dire comment la parole du sage m’a stimulé, m’a éveillé. Comment elle me fait du bien. Je suis loin d’être un illuminé, un sage. J’évolue comme tout le monde, acceptant mes imperfections et faisant au mieux pour participer au monde de manière positive. Krishnamurti ne m’a pas changé, mais il m’a aidé à changer ma relation au monde, ma manière d’être relié à la vie, ma façon d’appréhender les événements heureux et malheureux du quotidien. Par exemple, je n’ai pas créé le Mouvement Spontané en pensant à Krishnamurti, je l’ai créé en écoutant ce que mon corps et mon âme demandaient, en observant la nature autour de moi, en ressentant les mouvements de mon énergie et en laissant des gestes naître autour de ces spirales de forces…

J’ai créé l’essentiel de cet art dans le silence et l’immobilité de la méditation. La pratique du vide est au cœur des exercices car elle me permet d’être et de rester en contact intime avec ce que je suis, seul, comme dans mon rapport avec les autres, avec le monde, le mouvement, les circonstances… La pédagogie de la découverte, la connaissance qui vient de l’intérieur, la remise en question permanente, l’écoute totale, la libre interprétation, l’harmonisation constante avec tous les acteurs qui participent à créer l’évènement d’une séance, le lâcher prise, le non-pensé, la non-violence par la recherche de l’unité, l’esprit libre et le geste intuitif spontané, la fusion avec le mouvement, la musique… Je m’aperçois, en rapportant ce témoignage, combien les paroles de Krishnamurti sont inscrites dans l’art du Mouvement Spontané que j’ai découvert il y a quelques années. J’ai aujourd’hui l’impression d’utiliser le corps, le mouvement et l’énergie un peu comme Krishnamurti utilisait les mots.

Ses mots sont des mots semences, des mots qui percutent directement l’esprit, des mots qui éveillent, qui réveillent même, qui nous mettent parfois en état de choc, l’espace d’un satori, d’une illumination passagère, des mots qui ouvrent le cœur et nous parlent de nous, c’est-à-dire de l’univers. Je constate, en toute humilité, ceci : le langage corporel et énergétique que j’utilise aujourd’hui est né d’une conscience particulière que Krishnamurti a grandement contribué à éveiller en moi à un moment de mon existence. Ma pratique n’étant liée à aucune culture, ni à aucun corpus technique traditionnel, elle se poursuit, hors des séances partagées entre amis, dans toutes les circonstances de la vie.

Krishnamurti, l’éveilleur, nous aide à intégrer le quotidien, à l’observer avec amour et lucidité. Il aide chacun de nous à s’accepter et à accepter les autres tels qu’ils sont. Il nous incite aussi, l’esprit libre et joyeux, à participer pleinement à la danse de la vie. « Je vous en prie, voyez cela : la liberté à laquelle vous aspirez ne peut émerger de la violence du refus de vous-même ou de la vie telle qu’elle est. Elle est dans la relation intime avec la totalité de ce qu’est la vie. Le conditionnement ou les traumatismes que vous vivez ne déterminent votre liberté ou votre esclavage que si vous y êtes attachés. La liberté, ce que vous appelez votre « détachement », sera la conséquence de votre capacité à vivre ce que vous êtes. »

Jean-Marc Ortéga est écrivain et psychothérapeute. Il enseigne le Mouvement Spontané au sein de l’École Troisième Souffle.

Krishnamurti Aux Éditions Stock : À propos de Dieu Aux étudiants Cette lumière en nous – La vraie méditation De l’amour et de la solitude De la vérité Krishnamurti en questions La révolution du silence Le livre de la méditation et de la vie Les limites de la pensée
(dialogue avec le Pr D. Bohm) L’éveil de l’intelligence Première et dernière liberté Se libérer du connu Tradition et révolution
 
 
Aux Éditions Buchet-Chastel : Commentaires sur la vie, 1ère, 2e & 3e séries Le Journal de Krishnamurti
Aux Éditions Delachaux & Niestlé Le vol de l’aigle De l’éducation Impossible question Le changement créateur
Aux Éditions Du Rocher : Questions et réponses La Flamme de l’attention Le temps aboli (dialogue avec le Pr D. Bohm) Carnets Plénitude de la vie La Vérité et l’Événement De la nature et de l’environnement De la vie et de la mort De la liberté De la relation de l’homme au monde
Au Courrier du livre : Au seuil du silence De la connaissance de soi 
Discussions avec David Bohm : KRISHNAMURTI, J. & BOHM, David. Les limites de la pensée – Discussions, Éd. Stock,

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