Gandhi, saint-homme politique – Jean-Marc Ortega

La juxtaposition des mots peut faire sourire. Le loup et l’agneau de dieu… il est des univers qui ne peuvent, et ne doivent, jamais se rencontrer. Et pourtant, un homme, poussé par la nécessité et n’ayant que la quête de la Vérité comme seul repère, a su réconcilier en lui le sacré, la vertu et la politique. Parler de Gandhi, c’est parler de non-violence, c’est parler d’Amour universel. Figure légendaire de notre histoire contemporaine, apôtre de la non-violence selon l’expression consacrée, il a pris, avec le recul du temps, une aura particulière. Il nous apparaît aujourd’hui comme un héros presque mythique, ou plutôt un anti-héros tant son épopée s’inscrit dans la vie ordinaire et a concerné des gens comme vous et moi. Et c’est cela qui nous le rend proche. Nous sentons qu’il peut nous comprendre et nous aider, nous enseigner, nous guider. Ce qu’il a fait, nous pouvons le faire. « Mais, faire quoi au juste ? » Précisément : ce qui est juste, refuser la loi du plus fort, se révolter contre l’injustice, la violence et les souffrances qu’elle entraîne.

A partir de ces magnifiques paroles, on pourrait penser qu’elles sortent de la bouche d’un saint homme qui vit dans un autre monde, « J’ai fais le rêve qu’un jour tous les hommes pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité ». Et pourtant, cet « utopiste » a vaincu un empire ! Il a permis à des millions d’indiens de recouvrer leur liberté, leur indépendance, de chasser les Anglais de leur pays. Il s’est battu en respectant sa foi religieuse et ses valeurs humanistes, en inventant une nouvelle manière de faire la révolution : la non-violence. Et en disant : « Le bonheur c’est lorsque vos actes sont en accord avec vos paroles », il a ouvert un chemin d’épanouissement. Puis il nous a dit comment entrer dans cette voie : « Vous devez être le changement que vous voulez voir dans ce monde. »

Face aux oppressions de peuples entiers, aux injustices et aux violences du quotidien, les occasions de se révolter ne manquent pas. Mais avons-nous toujours le courage de le faire ? Et si c’était impossible ? « Soyons réaliste, exigeons l’impossible ! », nous rétorque Che Guevara, autre révolutionnaire d’exception. D’une manière générale, ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. Alors, comment faire lorsque le rapport de force est complètement disproportionné entre l’oppresseur et l’opprimé ? Laissons Gandhi répondre : « Puisque j’ai rejeté l’épée, il n’est plus rien d’autre que la coupe de l’amour que je puisse offrir à ceux qui se dressent contre moi. » 

Mohandas Karamchand Gandhi est né en 1869 en Inde dans la caste des marchands (les Vaïsyas). Il est élevé par sa mère dans des convictions religieuses hindoues. Très influencé par le Jaïnisme, qui professe la non-violence radicale, l’ahimsa, qui conduit à la préservation de toute vie humaine et animale, il est végétarien. L’Inde étant colonisée par les Anglais, il reçoit une éducation occidentale, fait des études de droit à Londres et devient avocat. Il apprécie les vêtements élégants, apprend la danse, le violon, le français. Il lit beaucoup : le Nouveau Testament comme la Bhagavad-Gita, des philosophes et spiritualistes occidentaux comme Ruskin, Tolstoï… Il passera plus de vingt ans en Afrique du Sud où il sera l’avocat de la communauté indienne. C’est là qu’il découvre la discrimination raciale et l’injustice sociale qu’exercent Britanniques et Boers à l’encontre des Noirs et des Indiens. De retour en Inde, il se consacre à la lutte contre les injustices auxquelles sont soumis ses frères indiens. C’est le début d’un grand combat : celui de l’indépendance de l’Inde.

Gandhi fut particulièrement influencé par la Bible (surtout « le sermon sur la montagne ») et la Bhagavad-Gita (« chant du Bienheureux », poème épique hindou écrit vers le IIIe siècle avant notre ère) ; mais aussi par des ouvrages du russe Tolstoï (« Le salut est en vous »), de l’anglais Ruskin et de l’américain Thoreau (« La Désobéissance civile »). Cependant, le cœur de sa doctrine venait de sa mère, Putlibai, à l’esprit très religieux, et de Jésus : « Si on te frappe sur la joue droite, présente ta joue gauche. » La pensée politique et sociale de Gandhi est une tentative d’appliquer le principe d’amour dans tous les domaines de la vie. Il a senti que la politique ne se faisait pas « par le haut » mais « par le bas », à partir de ce que vivent les gens. La vie contemplative ne pouvait suffire pour incarner « l’esprit de vérité ». Il était temps d’agir et d’appliquer sa stratégie, dont la matrice est la non-violence : le Satyâgraha, « l’Etreinte de la Vérité », et l’Ahimsa, « le refus de nuire », d’utiliser la violence.

Ses armes de combat ne sont donc ni de feu, ni de métal. Elles sont invisibles. C’est une foi, un regard porté sur l’autre qui vise à le « convertir », c’est-à-dire à tenter de lui faire prendre conscience de l’injustice qu’il fait subir tout en le « contraignant » en le privant de la coopération dont il a besoin pour assurer sa domination. Ces contraintes peuvent être morales ou physiques.

Par exemple, le jeûne est pour Gandhi un remède contre la haine. Son objet est de montrer à la personne qui a mal agi la gravité de sa faute et de l’amener à amender sa conduite. Utilisé à des moments stratégiques très pertinents, le jeûne est devenu une arme politique d’une efficacité redoutable.

La désobéissance civile, non-coopération ou « résistance passive », s’est révélée être le plus puissant des moyens d’action de Gandhi. Le prix à payer a souvent été élevé, mais à terme c’est aussi ce qui a constitué l’efficacité de l’arme. En avril 1919, Gandhi lance un grand appel : grève générale et silence dans tout le pays. C’est une grande victoire, cependant à Amritsar les Anglais tirent sans sommation sur la foule pacifique : 400 morts, près d’un milliers de blessés. Gandhi considère avoir fait une erreur, il suspend le Satyâgraha puis le reprendra un peu plus tard. 90 000 paysans refuseront l’augmentation des impôts, de grands avocats vont démissionner… Et parallèlement, un programme d’ampleur national fondé sur la non-coopération est mise en place : pour ruiner l’empire, il faut paralyser son fonctionnement. Boycotte des produits, des titres honorifiques, des écoles britanniques… Les foyers indiens se remettent à filer et à tisser le Khadi (étoffe de coton) pour relancer l’artisanat local et remplacer les tissus importés. En mars 1930, « la marche du sel » a constitué une étape décisive dans la lutte. L’impôt sur le sel était investi dans le budget des dépenses militaires, au lieu d’aller vers la santé et l’éducation où il y avait de grands besoins. De plus, il était formellement interdit de faire bouillir de l’eau salée pour en recueillir le sel. Gandhi a invité tout le peuple de l’Inde à violer cette interdiction. Au bout d’une longue marche de 350 Kms, rejoint par des milliers de personnes, il arrive au bord de la mer et y ramasse des poignées de sel. La désobéissance civile avait bien fonctionné. Ce fut un succès.

Son combat, alternant dénonciation des injustices (droit de la femme et des Intouchables), jeûnes, non-coopération et désobéissance civile, se poursuit ainsi d’action en action, connaissant de longues périodes de prison (il fut condamné à 6 ans d’emprisonnement et sa femme y mourut), rencontrant des échecs, des périodes de doute et de nombreuses victoires, jusqu’à l’indépendance.

L’indépendance se fera dans le sang, Gandhi ne réussissant pas à éviter la partition de l’Inde en une partie regroupant les populations musulmanes (aujourd’hui le Pakistan), et une partie regroupant les autres populations, tant hindoues que sikhs ou chrétiennes. A soixante-quinze ans, il va de village en village pour tenter d’apaiser les esprits, il récite le Coran, la Bhagavad-Gita, la Bible et essaie de réconcilier les communautés. En vain. Des atrocités sont commises de part et d’autre : 1 à 2 millions de morts. Peu de temps après, en janvier 1948, le Mahatma Gandhi (« la grande âme », tel que le surnommait le poète Rabindranath Tagore) sera assassiné par un extrémiste hindou. L’empire britannique était démantelé (remplacé par le Commonwealth), l’Inde était libre et la Satyâgraha, voie de la vérité, a inspiré bon nombre de démocrates et d’hommes épris de liberté comme Martin Luther King ou Nelson Mandela.

Nous n’avons pas fini de tirer les leçons de cette expérience de vérité que fut la vie de Gandhi. A l’image des poupées russes, cette révolution qui conduit à l’indépendance du pays, contient trois autres révolutions : à l’échelle de l’individu, une révolution intérieure ; à l’échelle de la société : il s’attaque aux injustices sociales et à certaines coutumes traditionnelles et, à l’échelle de l’histoire : il invente et applique une nouvelle stratégie d’action fondée sur l’utilisation de moyens non-violents. Et ça marche. Il inspirera, dans ces différentes dimensions, un grand nombre de personnes, des penseurs comme des hommes d’actions, des communautés, le mouvement Hippies des années 70…

Tout commence par soi. Toute la vie de Gandhi est organisée autour de la recherche de la Vérité. Religieux, il disait : « Dieu est Vérité ». Cette recherche n’est pas simple. Aussi a-t’il commencé par écouter ce qu’il appelait « sa petite voix intérieure » car, pour lui, Dieu n’est pas une entité supra humaine, Dieu est partout : dans tout ce qui est vivant, dans la nature et dans l’homme. Pour bien saisir ce que dit cette « petite voix », il faut bien se connaître, se purifier et ouvrir son cœur. C’est là, en ce point très hindou ou très yogi, que se fait le lien entre l’individuel et le collectif : l’agent du changement porte le changement en lui, il ne peut s’appuyer que sur « des expériences personnelles de vérité », qui s’accompagnent de Tapas (effort intense et austère), et sur des voeux de pureté (Brahmâchârya), de pauvreté, de non-possession et de non-violence. La vérité est la fin, la non-violence est le moyen d’atteindre cette vérité. La Satyâgraha, « l’étreinte de la vérité », forme de stratégie d’action que Gandhi a inventé, consiste, en acceptant publiquement de l’adversaire la prison et les mauvais traitements, à lui montrer qu’il participe à l’injustice, à le persuader qu’il a tort et, finalement, à l’amener à réviser son point de vue et son attitude. Le mot « non-violence » est la traduction du terme sanscrit « Ahimsa » employé dans les textes philosophiques hindouistes et Bouddhiques (c’est la première prescription des Yogasutras – IIième siècle après Jésus Christ). Ce mot est formé du préfixe négatif a et du substantif himsa qui signifie « désir de nuire », de faire violence. « La non-violence parfaite est l’absence totale de malveillance à l’égard de tout ce qui vit… Sous sa forme activée, c’est l’amour pur» Il ne faut pas se résigner au mal, ce qui serait une lâcheté, mais il faut aimer celui qui nous a volé, ou agressé, comme un membre de notre famille en se disant qu’il n’est pas différent de nous. Gandhi pose d’emblée, par expérience directe, la nécessité de cohérence entre ce qui est petit et ce qui est grand, entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi et les autres… Autrement dit, un travail de développement personnel, voire pour lui spirituel, est la première chose à faire avant d’aller « au seuil de sa maison, rencontrer l’autre ».

L’affirmation de soi : la personne qui résiste doit sortir de la passivité et s’affirmer. L’acte fondateur de la résistance et de commencer par dire : « Non, plus jamais ça. » C’est d’affirmer sa propre dignité et se libérer de la peur. Ainsi on change de posture psychologique. Un processus d’éducation, de « conscientisation », va permettre de réveiller la combativité de chacun, comme l’a maintes fois rappelé Martin Luther King à propos des Noirs américains.

Selon Gandhi, ce qui fait la puissance de l’empire britannique aux Indes, ce n’est pas tant la violence des Anglais que la capacité de soumission des Indiens. Dès lors, pour se libérer du joug qui pèse sur eux, les Indiens doivent cesser toute coopération avec le gouvernement qui les opprime. En cela, il rejoint Paul Watzlawick (systémicien et thérapeute de l’Ecole de Palo Alto) en observant que c’est le fonctionnement actuel du système d’interactions dans lequel est pris la personne qui constitue l’élément déterminant de la thérapie. Alors que, dans la cure psychanalytique, ce serait la prise de conscience par le patient des causes anciennes de ses perturbations actuelles qui amènerait la guérison. Renforçant le message de Gandhi, Watzlawick souligne à propos de conflit : « Pour que l’agressivité fonctionne de manière efficace, il faut trois conditions : que l’agresseur soit crédible, qu’il atteigne sa cible… et que la cible se soumette » Voilà donc le levier extrêmement puissant sur lequel Gandhi a appuyé de toute la force de son intelligence : redonner aux indiens un sentiment de fierté, d’honneur et de respect de soi, qui leur permettra d’abord de se lever pour dire « non ! », puis, dans l’action, d’endurer les souffrances et d’accepter parfois de payer le prix fort : le sacrifice de leur vie.

Reprenant l’analyse de Hegel sur les rapports de maître à esclave, et insistant sur le consentement implicite de l’esclave, nous débouchons sur trois principes stratégiques importants :

La non-coopération collective : grèves, boycottage, désobéissance civile… La stratégie non-violente devient véritablement force de pression et de contrainte sur l’adversaire lorsqu’elle s’appuie sur un grand nombre de « résistants ».

– La médiatisation du conflit : le stratège non-violent cherche témoignage et soutien auprès d’un « tiers » afin d’ouvrir la relation dominants/dominés ; l’opinion publique joue alors le rôle d’un contre-pouvoir.

Le refus d’utiliser la violence est fondé sur une conviction éthique : quelles que soient nos bonnes intentions, le recours à des moyens violents va pervertir les fins poursuivies. « Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre l’arbre et la semence », nous dit Gandhi. Des intellectuels dissidents, comme le russe Andreï Sakharov et le tchèque Vaclav Havel, ont eu à cœur ce souci de cohérence entre les moyens et la finalité de leur combat : instaurer une démocratie dans le respect des droits de l’homme. L’analyse de la révolution Bolchevique de 1917 montre comment, sur la base d’objectifs plutôt bons pour l’homme, des acteurs dépourvus de toute éthique politique, justifiant l’utilisation des moyens les plus violents, ont réussi a mettre en place un totalitarisme terrifiant.

La violence a un effet psychologique négatif sur les personnes qui l’utilise. Utiliser la violence nous entraîne dans un cercle sans fin de vengeances et de contre-vengeances. « Œil pour œil, dent pour dent » est une loi bien ancienne, maintenant périmée. La violence, elle, ne l’est pas. Elle est toujours d’actualité, quasi constitutive de notre réalité. C’est notre rapport à la violence qui a changé, notre regard sur cette réalité là : ça s’appelle évoluer. Nous avons évolué. La violence a peu changé. « La perception de la violence et sa reconnaissance sont liées au discours social dans lequel elle est parlée », souligne le psychanalyste Serge Lesourd, Ainsi le meurtre est-il violence dans la paix, norme dans la guerre. Multiforme en temps de paix, les violences que nous rencontrons dans notre quotidien nous forcent à nous positionner en permanence. Nous ne vivons pas tous dans la Ferme collective de Tolstoï, l’ashram de Gandhi, ou dans la Communauté de l’Arche de Lanza del Vasto, philosophe et poète engagé. Dans nos cités, l’attitude de non-violence doit être maintenue de manière constante (Gandhi nous l’a enseigné), soit dans sa forme « résistance » pour refuser l’injustice qu’elle engendre, soit dans sa forme « active » qui nous pousse à générer de l’amour et de la bienveillance envers tout ce qui vit.

Pour gérer ce phénomène, il demeure fondamental de bien le connaître, d’être conscient de sa propre violence parfois, connaître le degré de son envie de « tout casser », d’être aussi conscient de la violence qui nous entoure afin de la comprendre et espérer la transformer.

Les psychanalystes, comme les philosophes peuvent nous aider à saisir ce phénomène de la violence. Nous savons tous de quoi il s’agit dans la mesure où elle engendre une souffrance qui nous atteint directement. C’est une réalité. C’est sur cette réalité que Gandhi a travaillé. Cependant, il peut être intéressant de tenter de voir ce qu’il y a derrière ces effets de la violence. Comment cela fonctionne. C’est dans la phénoménologie de l’esprit, parue en 1806, que Hegel élabore sa théorie de la lutte à mort pour la reconnaissance des consciences. Je ne suis conscient de l’existence de ma propre conscience, que Hegel nomme conscience de soi, que lorsque celle-ci m’est reconnue par un autre que moi. Ici le philosophe Christophe Gaudelette nous aide à mettre nos pas dans ceux de Hegel : « Par exemple, l’un des éléments de cette conscience de soi est la reconnaissance sociale… qui m’est donnée par autrui. Ce constat me place en état de dépendance par rapport à Autrui. Le « je » se rend compte qu’il est aliéné par Autrui. C’est à cet instant précis que se déploie la lutte à mort pour la reconnaissance des consciences dans la théorie de Hegel : cette aliénation, ou diminution de ma liberté, me devient insupportable et je décide d’éliminer Autrui. La lutte à mort s’engage alors et débouche sur une impasse. Soit je tue Autrui, et dans ce cas ma liberté est de courte durée car la seule instance qui me prouvait l’existence de ma conscience a disparu (Autrui est mort) et je ne peux être libre sans conscience. Soit je suis tué par Autrui, et dans ce cas j’ai préféré la mort à la privation de liberté, mais je suis mort sans jamais avoir été libre. Dernière solution : Autrui et moi demeurons vivants et la lutte à mort se transpose de façon symbolique, selon Hegel sur le marché du travail. » Hegel a été, de ce point de vue, à l’origine de ce que l’on a appelé « la lutte des classes » et contribué à inspirer la réflexion de Marx.

Pour revenir à l’effet de la violence et à notre capacité à gérer cet effet, changeons de point de vue et observons les rapports de la force et de la violence. Chacun possède une énergie qui, une fois déployée, se transforme en force, elle-même appliquée plus ou moins « violemment » selon les nécessités de la lutte. Il est difficile de poser une justification à partir d’une position morale lorsqu’il s’agit de « nécessité », peut-être de vie et de mort. Dans ces cas extrêmes dans lesquels nous devons sauver notre vie ou sauver quelqu’un d’autre, pouvons-nous faire usage de la violence ? Gandhi répond : oui. La non-violence n’est pas une position de principe, comme le serait le « pacifisme ». Gandhi à appris, sur le terrain de la réalité, l’art du compromis. Et cela n’enlève rien à la qualité de son œuvre. Lorsque le respect et l’amour de la vie dominent toute autre impulsion, il peut être juste de faire face au mal pour préserver la vie. Quand nous avons le choix, des moyens non-violents sont préférables. Cependant rétablir ce qui est juste est le moteur de l’action, quelle que soit sa forme. Et si dans le mot « violence » il y a « vie », il y a aussi « viol » ; aussi je crois que c’est seulement lorsqu’il y a abus de force que se manifeste la violence… en quelque sorte c’est lorsque la violence est « en excès », pas nécessaire, « gratuite », qu’elle est choquante. La violence en temps de guerre ou en situation dramatique de survie, ne choque personne : c’est une sorte de violence légitime. Relevons que le mot fait peur. La racine du mot violence vient de « vis » qui signifie « force », nous sommes donc bien dans le cadre de l’usage de la force. La peur aidant, nous pouvons être entraînés dans un mouvement paradoxal d’attirance-répulsion pour une force qui nous protège et/ou nous détruit. La violence serait un peu comme « une faiblesse de la force » (moralement : le défaut de la force), son côté à contenir, à maîtriser, comme on dompte des chevaux sauvages ou des pulsions destructrices. Au-delà de cette discipline, il est bon de stimuler aussi la partie saine, positive, généreuse qui est en nous. Cette partie concerne la purification et « le travail sur soi » qui sont, selon Gandhi, la première étape de sa stratégie non-violente.

Nous cherchons tous cette cohérence entre ce à quoi nous aspirons et ce que nous vivons et mettons en acte. C’est le prix de notre paix intérieure. Aussi nous la recherchons souvent ardemment. Encore un exemple, lié aux arts martiaux cette fois. Le maître japonais Morihei Uyeshiba, homme mystique et religieux, constatant que la plupart des arts martiaux visaient à vaincre l’adversaire en le détruisant, a décidé de créer un art martial non-violent : l’Aïkidô, la voie (Dô) pour accorder (Aï, unir) son esprit (Ki) à celui d’autrui et de l’univers. L’idée du maître est de détruire l’agressivité de l’attaquant en lui faisant sentir qu’elle est inefficace. Action souvent virile, l’Aïkidô donne à l’agresseur la preuve effective de l’inutilité de sa violence, en lui administrant une leçon telle qu’elle peut l’amener à changer spontanément de comportement. En fait, il va comprendre l’inutilité de sa violence en se confrontant à plus fort que lui dans le domaine du combat. Ne reste-t-on pas ici dans « la loi du plus fort » ? Même si l’application des techniques est particulière, une clé de bras ou de poignet visent à disloquer l’articulation, et une projection, comme dans le Judô, a pour but de fracasser le corps de l’adversaire contre le sol. Alors ? Les moyens et les fins sont-ils véritablement cohérents ? Reconnaissons cependant que le Judô, surtout celui qui, extrêmement ludique, est orienté vers les enfants, est un art pédagogique d’intégration sociale remarquable, et l’Aïkidô est le joyau spirituel de tous les arts martiaux japonais.

Pour m’autoriser une parenthèse personnelle, je souligne que je sais combien il est difficile de trouver une voie qui se situe hors des schémas comportementaux habituels qu’utilise la violence. Pratiquant les arts martiaux depuis une quarantaine d’année, j’ai tenté tout au long de ma vie de spiritualiser Judô et Karatédô, mais je n’ai cherché que très récemment une pratique qui ne renvoie pas de la violence à la violence que nous adresse un agresseur. Le Mouvement Spontané et la Boxe Energétique, que j’ai créé en janvier 2000, reflètent cette cohérence chère à Gandhi. Le Mouvement Spontané est une danse énergétique artistique qui ne comporte pas de combat. Le problème de la violence ne s’y pose pas. La Boxe Energétique est un art de combat fondé sur le mouvement spontané. J’ai pu élaborer un système progressif qui conduit l’apprenti à acquérir des moyens de faire face à la violence de manière plutôt classique dans un premier temps, puis d’accéder à des techniques et stratégies dites « évoluées » qui lui permettent de ne pas renvoyer de la violence à son adversaire. Au contraire, il va pouvoir soit contrôler le geste violent puis « éloigner l’agresseur gentiment », soit capturer en douceur, mais fermement, le geste violent et son auteur dans une bulle solide faite de son corps, d’énergie et d’amour, afin de lui donner le temps de s’apaiser, de se calmer et de parler. Cette sorte de travail de « bulling », qui me vient de ma pratique de la psychothérapie, est très efficace et permet le dialogue. Sachant que souvent la violence nait là où la parole trouve sa limite ou son absence, restaurer le dialogue et montrer sa compréhension et son intention positive, pour ne pas dire son amour, font partie de la technique. Ai-je trouvé véritablement une cohérence entre ma philosophie de non-violence et ma pratique d’un sport de combat ? Je l’espère, en tous cas je m’y emploie, je cherche chaque jour à orienter ma pratique dans ce sens. Sur ce chemin, Gandhi fait partie des hommes remarquables qui ont influencé ma vie de manière déterminante.

Plus de 50 ans après sa mort, l’œuvre de Gandhi continue de se développer, influençant les individus comme les communautés et les nations. Ainsi, en 1998 les Nobels ont rédigés une lettre : un appel à la non-violence.

« A l’attention des Chefs d’Etat de tous les pays membres de l’Assemblée Générale des Nations Unies. La violence n’est pas une fatalité. Nous pouvons offrir de l’espoir, non seulement aux enfants du monde, mais à l’humanité tout entière, en commençant à créer, puis en construisant, une nouvelle Culture de la non-Violence. Pour cette raison, nous adressons cet appel solennel à tous les Chefs d’Etat, de tous les pays membres de l’Assemblée Générale des Nations Unies, afin que l’Assemblée Générale des Nations Unies déclare :

– que la première décennie du nouveau millénaire, les années 2001 à 2010, soit déclarée « Décennie pour une Culture de la Non-violence » ;

– qu’au début de la décennie, l’année 2000 soit déclarée « Année de l’Education à la Non-violence » ;

– que la non-violence soit enseignée à chaque niveau dans nos sociétés pendant cette décennie, afin de rendre les enfants conscients de sa signification réelle et pratique et de ses bénéfices dans leur vie de tous les jours, dans le but de diminuer la violence et la souffrance qu’elle engendre, envers eux et l’humanité en général.

Ensemble, nous pouvons bâtir une Culture de la Non-violence pour l’être humain, qui donnera de l’espérance à l’humanité tout entière et surtout aux enfants de notre monde. Les lauréats du Prix Nobel de la Paix. »

La résolution de l’ONU du 19 novembre 1998, Cinquante-troisième session, Point 31 de l’ordre du jour à été adoptée à l’unanimité.

Jean-Marc Ortéga

Bibliographie

  • Autobiographie ou mes expériences de vérité, Presses Universitaires de France, 2003
  • Méditations, Editions du Rocher, 2002.
  • Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1990.
  • Lettres à l’ashram, Albin Michel, 1948. ( traduit par Jean Herbert)
  • Résistance non-violente, Buchet Chastel, 1994.
  • Gandhi contre Machiavel, Simone Panter-Brick. Éditions Denoël, 1963
  • Gandhi et la non-violence, Suzanne Lassier. Ed. du Seuil. 1970
  • La non-violence, Christian Mellon et Jacques Sémelin. PUF (coll. Que sais-je ? n° 2912), 1994
  • Non-violence : Ethique et Politique, MAN/FPH. 1996
  • Gandhi, l’insurgé, Jean-Marie Muller. Ed. Albin Michel. 1997
  • Revue : « Alternatives Non-violentes », n° 100 et 102 (BP 27 – 13122 Ventabren)
  • Discours de la servitude volontaire, Etienne de la Boétie, Editions Flammarion, 1993.
  • Comportements face à l’agression, Jean-Noël Ortéga. Albin Michel. 1991
  • Au-delà du combat, Jean-Marc Ortéga. Editions Trédaniel. 1996
  • Technique de la non-violence, Lanza del Vasto, Ed. Gallimard, coll. Folio

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